Manuscrits. Écritures. Lectures.

By: Papyrus87 | December 29, 2017

Noël à Jérusalem

22/12/2017


Le chapitre 7 du livre d’Ésaïe est un texte paradoxal. D’une part il rassure le roi Achaz et son peuple en prédisant que les projets hostiles de la coalition syro-ephraïmite seront sans effet contre eux, peuple de Juda.

D’autre part, il annonce à ce même Juda que le temps n’est pas loin où il y aura plus fort que la Syrie et Éphraïm réunis, et que cet ennemi-là – le roi d’Assyrie – fera cette fois de Juda un champ de ruines.

Entre ces deux annonces prophétiques, s’intercale un étrange dialogue entre Yahvé et Achaz, où l’ambitieux roi judéen feint la piété, à quoi Dieu répond avec impatience par l’annonce d’un signe surprenant que les deux rois coalisés contre Achaz ne parviendront pas à leurs fins et que leur propre territoire tombera.

Ce signe est que :

La jeune femme va être enceinte et mettre au monde un fils.

Elle le nommera Emmanuel, “Dieu avec nous” .

L'enfant sera nourri de crème et de miel, jusqu'à ce qu'il soit capable de refuser ce qui est mauvais et de choisir ce qui est bon.

Avant même que le petit garçon soit en âge de faire cette différence, le territoire dont les deux rois te font si peur sera abandonné par ses habitants.

(traduction Bible en français courant)


Même si on ne peut affirmer avec certitude de quelle jeune femme il s’agissait, Achaz lui le savait bien.

Se pourrait-il d’ailleurs qu’il ne s’agisse pas d’une femme en particulier ?


Jusqu’ici, rien de vraiment inhabituel dans les vicissitudes du peuple d’Israël, ni rien d’extraordinaire concernant cette naissance annoncée : la prophétie ne concerne pas tant une maternité inaccoutumée pour cette jeune femme que le fait que Dieu est maître du timing au sujet de la menace de Retsin et du fils de Remalia ligués contre Achaz : l’enfant à naître n’aura pas atteint l’âge de savoir faire la différence entre bien et mal que déjà leurs projets hostiles seront anéantis. Le nom théophore de l’enfant sera le rappel constant de qui est aux commandes.


L’extraordinaire relecture – audacieuse et créative, de type midrachique – que fera le juif Matthieu de ce texte d’Ésaïe (ignoré par les autres évangélistes, tout comme par Paul et les autres), en se servant du mot d’accroche "vierge" de la Septante, va donner à cet épisode de l’histoire de Juda un relief inattendu.


Mais la lecture courante que l’on fait de Mt 1:23 (où ce texte d’Ésaïe est cité) est le plus souvent en décalage par rapport à celle que Matthieu fait d’Ésaïe.

En général, on ne se donne pas la peine de vraiment lire le texte source où Matthieu puise, ou bien on ne lui concède qu’un rapide coup d’œil, assez rapide pour vérifier que l’accomplissement correspond bien à la prédiction, et que tout est bien correct.

Quant au contexte d’Es 7:14, il est largement ignoré.

Cette façon de lire dénote plusieurs biais et recouvre le texte cité comme le texte citant de plusieurs voiles.

Elle jette un voile d’incompréhension sur le texte d’Ésaïe 7, au lieu d’en permettre une (re)lecture éclairée a posteriori par la foi en Christ.

Elle jette un voile de malentendu sur la nature de l’accomplissement dont parle Matthieu (v. 22 "… afin que s’accomplisse"), en le réduisant à la simple réalisation mécanique d’une prédiction.

Elle jette un voile d’approximation sur le travail de la citation dans l’esprit de Matthieu, et ferme la réflexion au lieu de l’ouvrir.

Elle jette un voile d’indifférence au texte grec de la LXX sous-jacent à la citation, ainsi qu’à ses interprétations (comme cas similaire, voir par exemple Hébreux 10:5 citant Ps 40:7, avec là les mots "oreilles" / "corps" comme pivots).

Elle jette un voile d’insensibilité à l’exégèse interne des textes, notamment lorsqu’elle suit les formes d’interprétation juive du temps, et que nous lisons en Grecs.

Elle jette pour finir un voile de mécompréhension sur le nom Emmanuel, que Jésus n’a jamais porté, et dont seul Matthieu se fait l’écho, et qui à lui seul est un indice de la façon de citer de Matthieu.


Le texte d’Ésaïe étant réduit à un texte-preuve, et celui de Matthieu à une démonstration de preuve, ils ne font plus que conforter à eux deux des catéchismes au lieu de devenir pour le lecteur des lieux de Parole.

Mais comme je l’ai récemment lu quelque part*, "l’Écriture survit aux mésusages et résiste à l’usure des lectures", lesquels – paradoxalement – peuvent nous inciter à revenir aux textes tels qu’ils sont.



* Frey, Daniel et al. 2014. Usages et mésusages de l’Écriture. Presses univ. de Strasbourg. 4e de couverture.

Ces réflexions m’ont été en partie inspirées par un billet de blog de P. Enns

https://peteenns.com/virgin-shall-conceive/

qui, dans son style provocateur (= qui provoque la réflexion), dépoussière un peu "les textes de Noël".