By: Papyrus87 | January 09, 2019
Lexicographie et nazisme
09/01/2019
J’ai sur mes étagères un ouvrage nazi…
Je veux dire l’ouvrage d’un nazi.
Qu'on se rassure: ce n’est pas Mein Kampf.
Je viens de découvrir – et je pleure ma sainte ignorance perdue – que Gerhard Kittel était un sympathisant actif du nazisme.
Tout étudiant de grec biblique ne tarde pas à le croiser sur son chemin.
Son nom est devenu celui même de son dictionnaire, comme on dit le Gaffiot ou le Bailly.
Le Kittel est un monument que l’amateur désargenté loin des grandes bibliothèques a au moins une fois rêvé de feuilleter.
La dernière mouture de son monumental dictionnaire théologique du Nouveau Testament en anglais (10 volumes, plus de 9000 pages) est:
Kittel, Gerhard, et Gerhard Friedrich, Theological Dictionary of the New Testament, Grand Rapids, William B Eerdmans Publishing, 2014.
https://www.amazon.fr/Theological-Dictionary-Testament-Gerhard-Kittel/dp/0802871380/
https://www.eerdmans.com/Products/CategoryCenter.aspx?CategoryId=SE!TDNT
L’original allemand est le Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament.
(dernière édition: 1990?)
Je n’ai ni la place, ni l’argent pour héberger ces 10 volumes.
Mais il en existe une édition abrégée, en 1 volume:
Kittel, Gerhard, Gerhard Friedrich et Geoffrey W. Bromiley (dir.), Theological Dictionary of the New Testament: Abridged in One Volume, Grand Rapids, Mich, Eerdmans, 1985.
https://www.amazon.com/Theological-Dictionary-New-Testament-Abridged/dp/0802824048
Celle-là, je l’ai.
La démarche linguistique du Kittel a été sévèrement critiquée par James Barr en 1961 dans son ouvrage classique The Semantics of Biblical Language (éd. fr. Sémantique du langage biblique, 1971), pour entre autre sa démarche centrée sur les mots, les racines et les étymologies, et pour le danger de "transfert illégitime de totalité" ("Illegitimate totality transfer", soit le fait de surcharger l’occurrence d’un mot de toutes les significations qu’il peut avoir ailleurs), et aussi plus fondamentalement sur la pertinence même d’un "dictionnaire théologique".
L’étudiant ou le lecteur avisés peuvent tirer profit d’un tel ouvrage (complet ou abrégé) tout en gardant à l’esprit les réserves méthodologiques signalées plus haut.
Mais il y a une autre réserve que je ne m’attendais pas à devoir aussi garder en suspens dans l’esprit.
En effet, j’étais tranquille, jusqu’à ce que je lise:
Les individus qui ont fourni au nazisme sa caution intellectuelle faisaient partie des penseurs allemands les plus exceptionnels, du bibliste Gerhard Kittel au philosophe Martin Heidegger en passant par le juriste Carl Schmitt.
Sacks, Jonathan, Dieu n’a jamais voulu ça: La violence religieuse décryptée, Albin Michel, 2018, p. 80.
Je connaissais déjà, en ce qui concerne Heidegger, les efforts des philosophes pour séparer les deux hommes qu’il y avait en lui.
Voilà donc que je vais devoir aussi faire le même exercice pour Kittel!
D’abord stupéfait, j’ai dû me résoudre à cette idée après un peu de recherches.
Voir (à charge comme à décharge):
Wikipedia (en anglais)
https://en.wikipedia.org/wiki/Gerhard_Kittel
https://web.archive.org/web/20110716213136/http://textus-receptus.com/wiki/Gerhard_Kittel
(si cette source est fiable, G. Kittel – à ne pas confondre avec son père Rudolf Kittel, qui édita la Biblia Hebraica (Kittel), BHK – aurait écrit les 10 premiers volumes pendant qu’il était Ministre de la Propagande d’Hitler, et les 3 derniers pendant qu’il était en prison pour crimes de guerre)
Ericksen, Robert P., Theologians Under Hitler, New Haven; London, Yale University Press, 1985.
https://yalebooks.yale.edu/book/9780300038897/theologians-under-hitler
Ericksen, Robert P., Complicity in the Holocaust: Churches and Universities in Nazi Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
La compromission d’esprits brillants – universitaires, scientifiques, artistes, théologiens – avec l’idéologie nazie, pour finir par tomber encore une fois du mauvais côté de l'Histoire, est un mystère incompréhensible.
Elle l’est plus encore s’ils sont chrétiens!
Et que dire s'ils sont biblistes et fréquentent l'Écriture chaque jour?
Elle ruine toute anthropologie optimiste, et déstabilise toute théologie trop sûre d’elle.
Que la Shoah et Auschwitz soient quasiment des non-sujets, notamment dans le monde évangélique, est l’indice non d’une carence dans la réflexion, mais plutôt celui d’un refus inconscient de penser jusqu’à son terme la fragilité de l’esprit humain et les mécanismes qui le subvertissent et l’égarent dans un mortel dualisme pathologique du Nous et du Eux.
Que le christianisme ne soit pas parvenu à subvertir cette subversion, mais s’en soit même rendu complice, devrait inquiéter tout catéchisme tranquille, et conduire le croyant dans une modestie définitive.
Mais je vais tout de même garder mon dictionnaire...
Category: historique
Tags: grec, reference, tous, 2019, antisemitisme, shoah