Manuscrits. Écritures. Lectures.

By: Papyrus87 | July 22, 2017

L’étrange silence de la Bible*

ou : Plaidoyer pour une simple lecture**

22/07/2017


Toute cette vision est pour vous comme les mots d'un livre cacheté que l'on donne à un homme qui sait lire, en disant : « Lis donc cela, je te prie ! » et qui répond : « Je ne peux pas, car il est cacheté. »

Ou comme un livre que l'on donne à un homme qui ne sait pas lire, en disant : « Lis donc cela, je te prie ! » et qui répond : « Je ne sais pas lire. » Ésaïe 29:11 NBS


En ces termes et avec cette image Ésaïe s’adresse aux Hiérosolymitains aveugles et à leurs prophètes assoupis à l’esprit voilé – aveugles conduisant des aveugles – qui restent sourds et fermés à son message.

Des siècles plus tard, l’image est devenue réalité : nous avons vraiment un livre, que nous disons être inspiré et au fondement de la foi et de la conduite.

Comme "religion du Livre", le christianisme se range à la rubrique des religions du Livre, comme il est convenu de les désigner. Sa spécificité ne lui vient donc pas (que) de là.

Néanmoins, qui dit livre dit lecture et lecteurs.

Qui dit lecture dit interprétation et interprètes.

La confession de foi évangélique affirme que la Bible est la Parole de Dieu.

Ce que cette affirmation signifie et implique varie selon les dénominations et les mouvements, quand ce n’est pas laissé non explicite et non pensé tout en étant affirmé avec force, voire avec agressivité.

L’histoire de l’Église est l’histoire de l’interprétation de la Bible, et il se pourrait bien que ce soit aussi le cas de l’histoire individuelle du croyant.


Pour revenir au texte d’Ésaïe 29 cité en en-tête, ce n’est pas que les Israélites ne comprenaient pas la langue du prophète hébreu. Son message était clair et aisé à comprendre ; ce qui leur manquait, c’était une compréhension morale et spirituelle.

Ce n’est pas sur ce terrain que se place ce billet, mais – précisément – sur celui du texte du Livre.


En effet, cette citation d’Ésaïe pourrait servir deux commentaires :


- soit, en contexte, pour fustiger l’incompréhension volontaire d’un message pourtant simple

(ce n’est pas mon propos )

Le "livre" cacheté que prend pour exemple Ésaïe est une figure.


- soit, hors contexte je l’admets, pour illustrer les processus de lecture et d’interprétation avec lesquels tout croyant est aux prises, si effectivement il est aussi lecteur assidu et attentif des Écritures

(tel est mon propos)

Le "livre" n’est pas pour nous une figure, mais bien un livre.


Avec ce livre en mains, et aux prises avec lui, le lecteur laissé à lui-même est souvent bien démuni.

Pour que ce livre ne reste pas pour lui un document scellé, réduit au silence, il lui faudra fournir un effort et un travail.

Laisser croire que la lecture de la Bible est chose facile tient de l’artifice. Seul qui ne s’est pas sérieusement attaqué aux textes eux-mêmes, ou qui s’est contenté de quelques passages classiques ou préférés, peut s’abuser pour le penser.

Ci-dessous, quelques modestes propositions – négatives et positives – de disposition d’esprit et de "méthode" pour entrer dans le texte sans trop s’égarer et pour lui laisser la parole.

Ce sont des propositions personnelles et discutables.

Pour de l’indiscutable, il faut chercher ailleurs...


Propositions négatives

- à l’ère du Web et de Wikipedia, l’idée d’hypertexte nous est familière. Un texte peut devenir un immense hypertexte où chaque mot est cliquable et où chaque clic nous transportera là où ne pensait pas aller au départ.

Pour quelques découvertes utiles dans ce zapping biblique, la majeure partie de ces digressions vont atomiser l’esprit du lecteur en tous sens.

Proposition négative n° 1 : ne pas cliquer partout !


- surtout dans le monde évangélique, la guerre des textes a bien eu lieu. L’Écriture est changée en arsenal de versets, en caisse à munitions, en réservoir de preuves (pour prouver que Dieu existe, que la Bible est vraie, qu’on est dans la vérité et l’autre dans l’erreur).

Certains ouvrages, certains discours, certaines postures donnent l’impression de soldats toujours sur le pied de guerre, sans cesse à ferrailler pour défendre la Bible (ou l’idée qu’on s’en fait).

Proposition négative n° 2 : d’apologétique, point trop.


- une légende dit que la Bible est facile à lire, et que même un enfant peut la comprendre.

C’est vrai, mais c’est faux, très faux. La règle "il suffit de lire" ne fonctionne pas si bien. En général, quelques questions bien posées vont complexifier sans trop de peine la vie du lecteur tranquille, ou du naïf volontaire.

Proposition négative n° 3 : le simplisme tu fuiras.


- lire sans interpréter tient du rêve, c’est même un non-sens linguistique. Le penser et le défendre revient à faire de la Bible un simple manuel de l’utilisateur à consulter, un mode d’emploi technique sur la foi, un annuaire de renseignements sur Dieu.

Au contraire, la lecture de l’Écriture est exigeante, parfois décevante, de temps en temps fastidieuse, d’autres fois déconcertante. Si elle ne fait que nous conforter sans cesse dans nos certitudes, c’est peut-être que nous ne la lisons pas vraiment.

Proposition négative n° 4 : tu n’esquiveras pas l’interprétation.


- lire la Bible est difficile. Lire toute la Bible est… (vous l’avez deviné) plus difficile encore.

Devant la difficulté de la tâche, et devant ce qui peut être ressenti comme un contretemps, on peut céder à la tentation de chemins de traverse. L’idéal serait de connaître un ou deux raccourcis.

Du genre "La Bible en 1 minute" ou similaire.

Qui ne prend pas le temps de la traversée finira par se contenter de la répétition des mêmes versets chéris, qui lui serviront de mini-canon dans le canon.

Proposition négative n° 5 : ne pas se presser.


- dire que la Bible est un livre est un abus de langage. Comparativement, ce n’est que depuis peu qu’elle existe sous forme de livre transportable avec soi et qu’on peut lire en privé.

Plutôt qu’un livre, c’est une collection de compositions très diverses et inégales, une bibliothèque de genres littéraires différents, produite par des auteurs multiples – connus et pour beaucoup inconnus –, sur des siècles.

On ne peut pas "tout mélanger", mettre tous les livres dans un grand sac, secouer, et piocher des versets en mettant tous les textes à son service de la même manière.

Extraire des versets ici et là pour (se) prouver qu’on a raison sur tel ou tel point, comme s’il s’agissait d’une banque de données uniformes ou d’un meuble avec des tiroirs à versets, revient à aplatir et affadir l’Écriture. Et c’est un non-sens littéraire. Qui lit jamais un livre de cette façon ?

Proposition négative n° 6 : tu n’aplatiras pas l’Écriture !


- la lecture de la Bible de manière suivie n’a pas la faveur de beaucoup. Par facilité, manque de temps, ou paresse d’esprit, on préfère instinctivement le moindre effort : une lecture thématique fragmentée ou de type word study (tous les passages avec le même mot que donne la concordance).

Ces "voyages à thèmes" ou ces grappillages de-ci, de-là, en réalité commandent à l’Écriture nos préoccupations du jour ou les choses qu’on a à dire ou à prouver, nous empêchent de la lire, et – malgré les apparences – lui imposent silence.

Ils finissent en général par toujours faire dire au texte biblique les mêmes choses familières et connues, ou aboutissent à la récitation des mêmes catéchismes quel que soit le texte de départ.

Proposition négative n° 7 : ne pas lire sans lire !


Ces 7 propositions négatives peuvent être retournées en autant de propositions positives, évidemment.

J’ajouterai néanmoins 7 brèves propositions positives simples.


Propositions positives

Ou plaidoyer :

- pour une lecture naturelle et "normale"

- pour une lecture suivie

- pour une lecture communautaire

- pour une lecture aidée, informée et documentée, s’immergeant dans le(s) monde(s) de la Bible, c.-à-d. le monde ancien

- pour une lecture honnête, qui n’esquive pas les difficultés et ne ferme les yeux sur ce qui gêne

- pour une lecture subjective et engagée

- pour une lectio divina

Soit autant de pistes à développer.

FG



* je m’inspire ici du titre de :

James D. Smart. 1970. The Strange Silence of the Bible in the Church. Philadelphia: The Westminster Press.


** "simple" est problématique : c’est plus compliqué...