Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu ? – 1ère partie
version de 2005
légèrement revue en janvier 2016
Aimer ou aimer ?
Dans la discussion courante sur l'éventuel glissement volontaire de sens (de la part de Jésus !) de agapao (l'amour divin qu'il faudrait avoir et montrer, mais dont Pierre se montre incapable) vers phileo (l'amour moins profond devenu simple affection plus humaine, ce que Jésus ferait subtilement remarquer à Pierre – et aux auditeurs à qui l'on dit ce qu'il y a vraiment "dans le grec"... ), on peut juste craindre que cette focalisation lexicale sur "1" mot ne masque plutôt au lecteur / auditeur la vraie portée du passage dans son entier.
Ne vaut-il pas mieux lire la Bible par passages, plutôt que de la dépecer en une juxtaposition de mots orphelins ?
Il est entendu qu'il y a discordance chez les interprètes, et que certains hellénistes lisent ainsi ce texte.
Mais à chaque fois, il leur faut laborieusement expliquer ces éventuelles nuances (en l'occurrence, c'est plus qu'une nuance !) que bien des traducteurs n'ont pas jugé utile de reproduire, soit qu'ils l'aient jugé inutile, soit que la langue d'accueil ne s'y prêtait pas bien.
On cite des mots grecs parfois avec assurance comme si, enfants, nous avions joué à la marelle dans les rues d'Athènes ou de Corinthe !
Et on devrait avoir la puce à l'oreille : dès qu'à la lecture, on ajoute par automatisme des "explications" fastidieuses et standardisées pour détourner du texte lu vers son "vrai sens", il y a fort à parier qu'on soit en train en réalité de vouloir éviter le texte et ce qu'il dit...
Sans doute que pour arriver si possible à une meilleure – ce qui ne veut pas dire définitive – interprétation du passage, il faudrait ajouter un peu d'analyse littéraire.
Une meilleure lecture, en somme.
Sur ce point, je n'avais pas remarqué (ni lu nulle part auparavant) le point important mis en relief par TRESHAM, dans son article "Les langues que parlait Jésus" :
Dans Jean 21:15-17, a lieu entre Jésus et Pierre une conversation qui implique un jeu entre trois paires de termes grecs quasi-synonymes : ἀγαπάω [agapao] et φιλέω [phileo], ποιμαίνω [poimaino] et βόσκω [bosko), et οἴδα [oida] et γινώσκω [ginosko].
Ces paires ne peuvent pas être reproduites en araméen ou en hébreu. De même, le jeu de mots entre πέτρος et πέτρα en Matthieu 16:18 est perdu en araméen ou en hébreu [...]
(en note) Il y a aussi une quatrième paire en Jean 21 : ἀρνίον [arnion] et πρόβατον [probaton])
La discussion de l'usage de agapao vs. phileo doit donc être intégrée dans celle du phénomène littéraire dans ce passage de cette séquence d'emplois rapprochés de plusieurs paires de quasi-synonymes, et dans la force de leur accumulation.
Certains traducteurs tentent de restituer cette variation lexicale d'une manière ou d'une autre, d'autres la gomment, l'estimant sans doute non-signifiante.
Mais le sens du passage n'en est guère affecté : pour conclure avant la fin, la façon de traduire de SEGOND fera parfaitement l'affaire.
Segond choisit de ne pas suivre littéralement le texte grec, sauf pour "agneaux" et "brebis", où il ne s'agit pas de synonymes stricts, mais où en fin de compte Jésus dit la même chose dans chaque cas. La parole de Jésus ne cherche pas à finement discriminer entre "agneau" et "brebis", mais à insister par trois fois sur la vocation de Pierre : paître, mener paître, prendre soin, garder, mais seulement une fois qu'il se sera mieux connu lui-même !
Comment en effet paître autrui sans rien connaître au cœur humain, à commencer par le sien ?
Voyons le texte :
Texte grec | Segond |
15 Ὅτε οὖν ἠρίστησαν λέγει τῷ Σίμωνι Πέτρῳ ὁ Ἰησοῦς· Σίμων Ἰωάννου, ἀγαπᾷς με πλέον τούτων; λέγει αὐτῷ· Ναί, κύριε, σὺ οἶδας ὅτι φιλῶ σε. λέγει αὐτῷ· Βόσκε τὰ ἀρνία μου. | 15 Après qu'ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre : Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu (agapao) plus que [ne m'aiment] [plus que tu n'aimes] ceux-ci ? Il lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais (oida) que je t'aime (phileo). Jésus lui dit : Pais (bosko) mes agneaux (arnion). |
16 λέγει αὐτῷ πάλιν δεύτερον· Σίμων Ἰωάννου, ἀγαπᾷς με; λέγει αὐτῷ· Ναί, κύριε, σὺ οἶδας ὅτι φιλῶ σε. λέγει αὐτῷ· Ποίμαινε τὰ πρόβατά μου. | 16 Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu (agapao) ? Pierre lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais (oida) que je t'aime (phileo). Jésus lui dit : Pais (poimaino) mes brebis (probaton). |
17 λέγει αὐτῷ τὸ τρίτον Σίμων Ἰωνᾶ, φιλεῖς με ἐλυπήθη ὁ Πέτρος ὅτι εἶπεν αὐτῷ τὸ τρίτον Φιλεῖς με καὶ εἶπεν αὐτῷ Κύριε σὺ πάντα οἶδας σὺ γινώσκεις ὅτι φιλῶ σε λέγει αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς Βόσκε τὰ πρόβατά μου | 17 Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu (phileo) ? Pierre fut attristé de ce qu'il lui avait dit pour la troisième fois : M'aimes-tu (phileo) ? Et il lui répondit : Seigneur, tu sais (oida) toutes choses, tu sais (ginosko) que je t'aime (phileo). Jésus lui dit : Pais (bosko) mes brebis (probaton). |
- bosko 2x // poimaino 1x (paître)
- oida 3x // ginosko 1x (connaître, savoir)
- arnion 1x (agneau) // probaton 2x (brebis) [noter que la variante probation signifie agneau ou brebis]
- agapao 2x // phileo 5x (aimer)
Plus qu'aux nuances de sens entre agapao et phileo, il faut donc s'attacher au sens global de tout ce passage, et mettre en évidence ce qui se joue dans la relation nouvelle et retrouvée entre Jésus et Pierre.
Il en est de ces deux mots comme des deux autres paires de synonymes : leur portée n'est pas tant dans une fine définition de lexique, dans une subtilité sémantique, mais au plan du discours.
Oida et ginosko ne sont pas strictement synonymes, mais la pointe du discours ne repose pas sur la fixation précise de leur différence de sens.
Pour arnion et probaton, pour bosko et poimaino, idem !
Cette série de paires lexicales participe plutôt à la scansion de ce qui est un trait marquant de ce passage : la répétition, et la triple répétition, écho d'un triple reniement et signe d'une triple restauration.
D'autre part, l'accent me semble aussi devoir être mis sur autre chose encore : de la relation binaire entre Pierre et lui, Jésus veut entraîner son disciple sur un autre plan, et lui ouvrir la voie vers un relation ternaire : le triangle Jésus – Pierre – les autres, que Jésus lui confie.
On ne parle jamais de ce point quand on commente ce passage : c'en est pourtant le cœur !
Tel un fil conducteur, on peut tracer le dessin de ce "triangle" depuis le début du destin de Pierre avec Jésus ("tu seras pêcheur d'hommes") jusqu'à la fin de sa vie (1 Pierre 5, Pierre berger, ancien parmi les autres anciens, vie donnée au troupeau, sous la houlette du souverain berger, modèle et inspirateur du troupeau et non dominateur ou autocrate).
En miroir de ce passage, qui se situe après le double drame de la passion et du reniement, suivi d'une double restauration – résurrection et réhabilitation –, fait pendant cette autre intense et saisissante conversation, avant :
Le Seigneur dit : « Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé.
Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. »
Pierre lui dit : « Seigneur, avec toi je suis prêt à aller même en prison, même à la mort. »
Jésus dit : « Je te le déclare, Pierre, le coq ne chantera pas aujourd’hui, que tu n’aies par trois fois nié me connaître. » Luc 22
N'est-ce pas, à l'avance, la répétition et l'annonce de la conversation de Jean 21 ?
La teneur n'en est-elle pas finalement identique ?
On y notera aussi, à nouveau et bien dans la tonalité du texte, et comme dans Jean 21, la répétition du nom : Simon, Simon.
Le caractère artificiel du discours, si on en fait reposer la clé d'interprétation sur la nuance entre agapao et phileo, saute aux yeux.
La clé est ailleurs.
À vrai dire, cette clé-là est disqualifiée si on réalise ces deux choses simples :
- l'amour-agapao aurait permis à Pierre (si ça avait été cet amour-là qu'il avait eu vraiment...) de ne pas renier Jésus
- l'amour-phileo, qui n'est pas de la même trempe, l'aurait hélas permis, lui
L'incohérence saute aux yeux : qu'est-ce qu'un amour – peu importe le mot pour le dire – qui englobe la trahison ?
Que ce soit l'un, que ce soit l'autre, ce n'est plus même de l'amour !
Ce que Pierre vient de réaliser, ce n'est pas qu'il aimait Jésus mais pas assez, ou pas comme il faut.
Mais qu'il ne pouvait plus, de lui-même, dire là, à ce moment-là, et en fixant le regard de Jésus, qu'il aimait le Seigneur (ni avec un mot, ni avec l'autre).
Il s'en remet alors au Seigneur : Seigneur, tu sais.
L'amour-amitié, simple affection sans plus et illusion sur soi en fin de compte, qui aurait permis et expliqué la défaillance de Pierre, et auquel Jésus condescendrait finalement (la 3ème fois !), permettrait néanmoins de paître les brebis, puisque Jésus y répond avec un second "Pais mes brebis" !
C'est incohérence sur incohérence.
Quant à l'amitié, ce n'est pas un amour de seconde classe !
Que ferons-nous alors de ce beau texte ?
Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père. Jean 14:14-15
Au v. 17, nous lisons "il lui dit pour la troisième fois".
Le motif de la répétition de la même chose une 3ème fois est récurrent : à Gethsémané (Matthieu 26:44), le reniement de Pierre (Matthieu 26 encore), la nappe de Pierre (Actes 10), la prière de Paul (2 Corinthiens 12).
Il y a aussi de nombreuses fois le cas du témoignage de deux ou trois témoins, censés dire la même chose tous les trois.
Et encore le passage de 1 Jean 5 : "Car il y en a trois qui rendent témoignage, l'Esprit, l'eau et le sang, et les trois sont d'accord."
A chaque fois, dans tous ces exemples, c'est toujours trois fois la même chose qui est redite.
Et il doit y avoir encore d'autres endroits, auxquels je ne pense pas à l'instant.
Ici comme là, c'est dans la répétition de la même chose qu'est la force des paroles, non une modification ou un glissement de sens au fil des trois fois.
C'est bien cette répétition de la même chose – et ce, trois fois – qui amène et provoque la tristesse de Pierre :
"Pierre fut attristé (affligé) qu'il lui avait dit pour la troisième fois : M'aimes-tu ?"
Parlons plutôt de la tristesse de Pierre !
Et parlons aussi de cet autre triplement – qu'on omet généralement de signaler –, parallèle à la triple question de Jésus : le triple "tu sais... tu sais... tu sais..."
Plus loin que la subtile distinction de nuances entre mots grecs sur lesquelles le texte à mon sens ne met pas l'accent, et plus près d'un sens qui peut opérer quelque déplacement et quelque décentrement, chez soi premièrement (pour autrui, "que t'importe ?"), FUCHS commente en passant ce passage mieux que personne :
… tout "moraliste" devrait se rappeler que Pierre n'a reçu du Seigneur la responsabilité de "paître" ses frères (Jn 21, 15-17) qu'après avoir fait l'amère expérience de sa faiblesse de renégat ! Et l'Église a trop souvent oublié le silence du Christ, dessinant sur le sol pendant que les scribes et les Pharisiens dénonçaient devant lui la femme adultère : l'Évangile n'était pas dans la dénonciation des garants de la loi, mais dans la simple parole de Jésus à la femme : "Je ne te condamne pas, va et ne pèche plus" (Jn 8, 1-11).
Tout enseignement moral qui ne s'enracine pas dans cette compassion, ce partage d'une commune faiblesse et d'un même péché, ne peut être que le masque d'un goût plus que suspect pour le pouvoir.
Sources
FUCHS
Fuchs, Eric. 1999. Le désir et la tendresse. Paris, Genève : Albin Michel. pp. 178-179.
SEGOND
Bible Segond : la "Segond" ne veut plus dire grand-chose, tellement il y en a eu de révisions ; je parle ici de la classique et plus que centenaire édition de 1910 (elle-même une révision), de sa discrète révision de 1979 (la Nouvelle Édition de Genève), et aussi de sa révision plus profonde de 1978 (Bible À la Colombe).
La Nouvelle Bible Segond de 2002 diffère, et j'y reviendrai dans la partie 3.
TRESHAM
Tresham, Aaron. "The Languages Spoken by Jesus". TMSJ 20, n° 1 (2009): 71-94.
L'extrait est tiré de la p. 84.
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