Voici ce que disent quelques commentateurs (et bons hellénisants eux aussi...) :
MICHAELS (Commentaire, p. 360 et note p. 364)
L'auteur veut marquer la répétition de la même pensée, non pas la subtile nuance de sens de mots particuliers. Pierre est attristé (v. 17) par la répétition insistante d'une question à laquelle il a déjà répondu ; mais le but de la répétition est de faire pendant à son triple reniement et de susciter chez lui une ferme détermination à continuer l'œuvre du Berger pendant l'absence du Berger.
HARRISON (Commentaire, p. 1222)
La distinction [entre agapao et phileo] est émoussée par le fait qu'ailleurs dans Jean, le deuxième mot [phileo] est employé dans un sens très élevé (5:20, par exemple).
BURGE (Commentaire, p. 879)
Avant tout, il faut rappeler que ces verbes étaient interchangeables au 1er siècle et que même Jésus lui-même semble les utiliser comme synonymes (voir 3:35 et 5:20 ; 13:23 ; 19:26 ; 21:7,20).
BRUCE (Commentaire, p. 405)
On peut se demander s'il faut vraiment voir une telle différence de signification entre les deux mots. Il faut considérer que :
1) les verbes agapao et phileo sont utilisés de manière interchangeable dans le Septante (Ancien Testament grec) pour traduire un unique mot hébreu (par exemple , en Genèse 37:3, l'amour que porte Jacob [à Joseph] par préférence est exprimé par agapao, mais par phileo dans le verset suivant).
2) le verbe agapao, en lui-même, n'indique pas nécessairement un amour plus élevé ; il l'indique quand le contexte le montre (par contre, en 2 Timothée 4:10, l'amour regrettable de Démas "pour le siècle présent" est exprimé par agapao).
3) plus important encore, le fait que Jésus lui-même utilise les deux verbes de manière interchangeable ; par exemple dans la déclaration "le Père aime le Fils" (agapao en 3:35 ; phileo en 5:20) et dans les références au "disciple que Jésus aimait" (agapao en 13:23 ; 19:26 ; 21:7,20 ; phileo en 20:2). Il est donc imprudent d'insister sur une différence entre les deux synonymes ici.
CARSON (cité par BRADSHAW)
Quand Amnon viola sa sœur Tamar, les deux verbes sont utilisés (1 Samuel 13). Et tandis qu'il n'y a qu'un seul verbe pour "aimer" dans le texte hébreu de Proverbes 8:17, la Septante utilise à la fois agapao et phileo.
["J'aime (agapao) ceux qui m'aiment (phileo)]
BLACK (Linguistique..., pp. 125-126)
Dans les paires de synonymes logos / rhema, orao / blepo, oida / ginosko, phileo / agapao, … chacun des termes peut être utilisé de façon interchangeable sans aucune différence significative de sens.
SILVA (Les mots bibliques..., pp. 96 et 159)
La question est une affaire de style.
CARSON (Interprétations fallacieuses, pp. 51-54)
Agapao n'indique pas toujours un "bon" amour, ou un amour qui se donne, ou un amour divin, et il n'y a certainement rien dans sa racine qui porte un tel sens … Je doute fortement qu'il y ait une distinction [entre les deux mots, dans Jean 21].
On peut noter la position un peu ambiguë de deux traductions récentes :
- la Version Semeur 2000 (Étude) : elle traduit différemment les deux verbes ("m'aimes-tu… mon amour pour toi"), mais met en note : "Il n'est pas certain qu'il faille distinguer le sens des deux verbes".
- la NBS (Nouvelle Bible Segond, 2002) : elle traduit aussi les deux verbes différemment ("m'aimes-tu... je suis ton ami"), semblant faire une distinction entre amour et affection / amitié.
Mais renvoie à sa note sur Jean 11:5
Les meilleurs manuscrits ont ici un autre verbe qu'aux versets 3 et 36 ; ici, c'est celui du commandement d'amour (agapao, 13:35), là celui de l'affection ou de l'amitié (phileo) ; cependant les deux sont probablement équivalents pour Jean, qui aime à faire alterner les synonymes sans qu'une nuance particulière apparaisse dans l'emploi de tel ou tel terme).
Le lecteur est un peu embarrassé, ne sachant pas si les traducteurs ont voulu marquer une différence de sens (mais peut-être pas une nuance négative et dramatique au point de provoquer la tristesse de Pierre ?) ou juste introduire en français une variété de style pour refléter celui de Jean.
C'est sans doute la seconde raison, vu la teneur de toute la note, qui renvoie à d'autres cas semblables d'alternance de synonymes sans nuance particulière entre eux : 8:55 (connaître, ginosko / oida), 12:49-50 (dire, laleo / eipo), 14:13,16 (demander, aiteo / erotao), et 16:16 (voir, theoreo / opao).
ZUMSTEIN (NTC, p. 509)
Le commentateur n'attache visiblement pas d'importance à une différence significative de sens entre agapao et phileo, sinon il aurait discuté ce point. Au contraire, il met l'accent sur les triples répétitions de la même chose, et le pardon donné au renégat :
Le reniement de l'apôtre (18:15-27) justifie ce retour à l'origine [l'appel de Pierre en 1:42, auquel fait écho le nom "Simon, fils de Jean"] et la nécessité d'un nouveau départ. La triple question (v. 15-17) posée sur l'amour porté par Pierre à Jésus est destinée à rappeler cet épisode et la triple réponse à l'effacer.
On notera aussi que agapao est beaucoup plus fréquent que phileo, qui a aussi parfois le sens de "donner un baiser" (Matthieu 26:48 ; Luc 22:47).
On pourrait aussi noter l'emploi des noms agapè et philadelphia dans 2 Pierre 1:7 :
Segond 1910 : "… à la piété l'amour fraternel, à l'amour fraternel la charité"
Segond 1979 : "… à la piété l'amitié fraternelle, à l'amitié fraternelle l'amour"
Le glissement de traduction en 1910 et 1979 montre qu'il n'y a pas un abîme de différence entre les deux mots.
Les deux mots, de toute façon, décrivent des vertus chrétiennes éminentes toutes les deux ! Rien de sentimental !
Voir par exemple Ésaïe 41:8 :
"Abraham que j'ai aimé" Segond
"Abraham, mon ami" Darby
WHITACRE
Par honnêteté, il faut noter la position médiane (mais peu convaincante) de certains commentateurs.
Ainsi WHITACRE par exemple, tout en reconnaissant que l'habituelle grande différence de sens invoquée entre agapao et phileo est exagérée, et qu'il n'y a pas de différence de fond, pense que néanmoins, dans le cas de Jean 21, il y en a tout de même une et que, ici, agapao représente l'amour le plus élevé, agapao étant le terme le plus souvent utilisé pour exprimer un tel amour dans Jean.
J'en doute fort, bien que cette position, il est vrai, soit plus prudente et plus éclairée, dans cette vieille querelle.
Et finalement, son interprétation, avec plus de précautions, reste la même sur le fond, et ne tient aucunement compte du jeu de plusieurs paires de synonymes dans ce passage.
NIV
Voir aussi NIV ("truly love... love / véritable amour... amour"), qui semble vouloir nuancer.
LOUW-NIDA (Dictionnaire, p. 294, § 25.43)
Bien que plusieurs aient essayé d'assigner certaines différences de signification entre agapao, agapè et phileo, philia, il ne semble pas possible d'insister sur un contraste de sens dans chacun et dans tous les emplois en contexte. Par exemple, leur usage dans Jean 21:15-17 semble refléter simplement une variation rhétorique cherchant à éviter la répétition exagérée.
Il y a toutefois des différences de sens dans au au moins certains contextes ; par exemple, on ne commande pas aux croyants de s'aimer les uns les autres avec phileo ou philia, mais seulement avec agapao et agapè.
Bien que les significations de ces termes se chevauchent considérablement dans beaucoup de contextes, il y a probablement quelques différences significatives dans certains contextes ; c'est-à-dire que phileo et philia semblent mettre l'accent sur l'amour ou l'affection sur la base de relations de personne à personne, tandis que que agapao et agapè mettent plutôt l'accent sur l'amour et l'affection sur la base d'une profonde appréciation et d'une haute estime. Sur la base de ce type de distinction, on peut comprendre les raisons de certains des emplois de agapao et agapè quand il est ordonné aux chrétiens de s'aimer les uns les autres.
On aurait tout-à-fait tort, néanmoins, de supposer que phileo et philia concernent seulement l'amour humain, tandis que agapao et agapè concerneraient seulement l'amour divin.
Les deux groupes de mots sont utilisés pour l'étendue complète des relations d'amour entre personnes, entre des personnes et Dieu, et entre Dieu et Jésus-Christ.
On ne voit pas comment mieux dire.
Les précautions et l'équilibre de ces hellénistes reconnus jurent avec l'assurance de certains autres.
Leur analyse, dans leur dictionnaire basé sur les domaines sémantiques, ne prend pas un mot "en soi" comme s'il avait sa propre essence, mais uniquement en contexte, en considérant le type d'emploi, d'environnement de sens où il se trouve, et son usage réel dans les textes.
KITTEL (Dictionnaire, p. 1264)
Il y a une alternance entre agapao et phileo dans Jean 21:15 et suivants. Certains pensent que Pierre est attristé parce que Jésus utilise phileo la troisième fois (v. 17), mais les deux mots sont la plupart du temps synonymes dans Jean, et il est plus vraisemblable que Pierre est attristé parce que Jésus lui pose la question une troisième fois. Jésus exige que Pierre l'aime "plus que ne l'aiment ceux-ci" (v. 15) parce qu'il a pour lui un mandat spécial, qui est triple, comme son reniement, qui fut triple, et comme cette triple affirmation d'un amour particulier.
Je suis un peu réticent sur le commentaire de KITTEL concernant l'exigence pour Pierre de l'aimer plus que ne l'aiment les autres disciples à cause du mandat spécial qu'il lui réserverait.
Peut-être Jésus, par sa question, veut-il juste lui faire prendre conscience qu'il n'est pas supérieur aux autres disciples justement, comme il l'estimait (cf. son célèbre "Quand même il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierai point !").
Seulement alors sera-t-il capable de paître le troupeau ("mes agneaux... mes brebis... mes brebis").
Mais la pointe de l'argument ne porte pas là-dessus, mais sur l'alternance entre les synonymes agapao et phileo.
CARSON (Interprétations fallacieuses..., pp. 26 et 30)
Que de fois des prédicateurs se réfèrent-ils au verbe agapao (aimer), pour l'opposer à phileo (aimer), et en déduire que le texte est en train de nous parler d'une sorte spéciale d'amour pour la simple raison que c'est agapao qui est utilisé.
Tout cela est un non-sens linguistique. […] Il est sans doute vrai que toute l'étendue de sens de agapao (aimer) et celle de phileo (aimer) ne sont pas exactement les mêmes ; néanmoins elles se chevauchent grandement ; et lorsqu'elles se recouvrent, en appeler au sens de la "racine" pour discerner une différence est fallacieux.
Dans 2 Samuel 13 (dans la Septante), à la fois agapao (aimer) et le mot agapè de sa famille (amour) se réfèrent au viol incestueux par Amnon de sa demi-sœur Tamar (2 Samuel 13:15).
Quand nous lisons que Démas abandonna Paul parce qu'il aimait le présent siècle mauvais, il n'y a linguistiquement aucune raison d'être surpris que le verbe employé soit agapao (2 Timothée 4:10).
Jean 3:35 rapporte que le Père aime le Fils et utilise agapao ; Jean 5:20 répète la même pensée, mais utilise phileo, sans qu'on puisse discerner un quelconque glissement de sens.
Les fausse suppositions sur ce couple de mots se rencontrent partout […] il n'y a rien d'intrinsèque au verbe agapao et au nom agapè qui prouve que son vrai sens ou son sens caché concerne une sorte spéciale d'amour.
JOHNSON (Commentaire sur Apocalypse 3:19)
Ce verbe [phileo] ne désigne pas nécessairement un amour d'un niveau plus faible que agapao.
Parfois il a la même force que agapao (par exemple Jean 5:20 ; 16:27 ; 20:2 – cf. BAG).