version d'août 2005
légèrement modifiée en janvier 2016
Les textes, avec un peu de commentaire
15-17 "m'aimes-tu ? … m'aimes-tu ? … m'aimes-tu ?"
Il est fréquent d'entendre des prédicateurs, et même des hellénisants, s'appuyer sur une différence supposée de sens entre phileo et agapao pour interpréter ce texte ainsi, après avoir au passage retraduit (à cause d'une prétendue pauvreté de la langue française) un texte mal traduit – dit-on – par Segond, qui n'a pas jugé utile de traduire les deux mots grecs par autre chose que le même mot français "aimer" à chaque fois, pas plus que ses réviseurs de 1979 (Nouvelle Édition de Genève), ni ceux de la Bible À la Colombe (1978) :
Pierre fut attristé de ce que Jésus, la troisième fois, employa phileo au lieu de agapao.
C'est-à-dire que Pierre se rendit compte – et Jésus y condescend – que son amour pour le Seigneur n'était finalement qu'un amour-phileo (sentimental, humain, juste affectif, etc.) seulement, et non un amour-agapao (spirituel, divin, céleste, supérieur, etc.)
Mais cette supposée distinction entre phileo et agapao ne résiste guère à la simple lecture d'une concordance grecque.
Ce n'est pas à dire que les deux mots soient strictement synonymes dans tous leurs emplois, mais ils sont généralement interchangeables, leur sens – déduit de leur emploi effectif – se recouvrant largement, même s'ils ont parfois leur emploi spécifique respectif.
Ce n'est pas à dire non plus qu'il ne puisse y avoir deux sortes d'amour (céleste / humain ; spirituel / sentimental ; ordinaire / élevé...), mais ces deux catégories ne sont pas forcément définies le mieux par ces deux étiquettes "phileo" et "agapao".
L'examen des faits, de l'usage des auteurs du Nouveau Testament, met à mal cette catégorisation agapao / phileo, qui me semble tenir du mythe qui devient vrai à force d'être répété par le bouche à oreille pieux.
Si on s'en tient aux faits linguistiques, si on analyse l'usage des deux mots, soit isolément, soit en parallèle, soit employés simultanément dans le même passage, on ne peut être aussi affirmatif dans ce qu'on présente comme allant de soi.
Les textes (liste non exhaustive, mais avec les cas les plus représentatifs) :
- Jean 5:20 "le Père aime le Fils" phileo
- Jean 3:35 " le Père aime le Fils " agapao
⇒ peut-on dire qu'il y a une différence de sens entre ces deux textes ?
- Jean 11:3 "celui que tu aimes est malade" [Lazare] phileo
- Jean 11:5 "Or Jésus aimait Marthe, et sa sœur, et Lazare" agapao
- Jean 11:36 "Voyez comme il l'aimait" [Lazare] phileo
⇒ on a bien l'impression que (du moins chez Jean) les deux mots sont équivalents
Dans tous ces exemples, on a l'un des mots (phileo), alors qu'on s'attendrait à avoir l'autre (agapao) si le schéma traditionnel était exact.
Donnerons-nous des leçons de grec à Jean ?
D'autres textes :
- Jean 13:23 ; 19:26 ; 21:7-20 "le disciple que Jésus aimait" agapao
(cf. aussi Marc 10:21 "Jésus l'aima" [le jeune homme riche] agapao)
- Jean 20:2 "le disciple que Jéus aimait" phileo
⇒ quelle différence ?
- Jean 3:16 "Dieu a tant aimé le monde..." agapao
- Jean 14:21 "celui qui m'aime sera aimé de mon Père" agapao les deux fois (quatre fois dans le verset entier)
- Jean 16:27 "le Père lui-même vous aime, parce que vous m'avez aimé" phileo les deux fois
⇒ dans Jean 16:27, c'est strictement la même pensée, mais ici il y a phileo les deux fois !
- 2 Timothée 4:8 "non seulement à moi, mais encore à tous ceux qui auront aimé son avènement" agapao
- 2 Timothée 4:19 "Car Démas m'a abandonné, ayant aimé le présent siècle" agapao
⇒ agapao à deux versets de distance, mais pour deux amours aux antipodes l'un de l'autre
- Hébreux 12:6 "le Seigneur châtie celui qu'il aime" agapao
- Apocalypse 3:19 "Moi, je reprends et je châtie tous ceux que j'aime" phileo
⇒ où est la différence ?
- Tite 3:15 "Salue ceux qui nous aiment dans la foi" phileo
- 1 Pierre 1:22 "Aimez-vous ardemment les uns les autres" agapao
- Luc 20:46 "ils aiment à se promener en robes longues" phileo
- Luc 11:43 "vous aimez les premiers sièges" agapao
⇒ quelle différence ?
Et les deux mots sont employés en bien comme en mal.
- Luc 11:43 "vous aimez les premiers sièges" agapao
- Matthieu 23:6 "ils aiment... les premiers sièges" phileo
⇒ quelle différence ?
- Jacques 4:4 "l'amour du monde est inimitié contre Dieu.. ami du monde" philia, philos
- 2 Timothée 4:10 "Démas m'a abandonné par amour du siècle présent" agapao
⇒ cherchera-t-on des finesses de sens entre ces deux "amours" ?
Il y a donc des textes où "l'amour" n'a rien de divin, et où pourtant c'est agapao qui est employé :
- aimer les ténèbres (Jean 3:19), le siècle présent (2 Timothée 4:10), le salaire de l'iniquité (2 Pierre 2:15).
Pour en revenir à l'interprétation de Jean 21, plutôt que de recourir à des subtilités grecques aux bases fragiles et que de nombreux traducteurs n'ont pas jugé utile de transcrire, le plus simple, le plus naturel, et le plus prudent, c'est de faire porter l'accent du texte (et donc la source de la tristesse de Pierre) non sur l'emploi par Jésus (qui de toute façon ne l'a pas dit en grec) de phileo la troisième fois, mais sur le fait, justement, que le Seigneur lui pose la même question à trois reprises.
Lorsque Dieu pose trois fois une même question, on s'interroge..
C'est cela qui a ébranlé Pierre.
C'est là mon avis.
Mais je ne suis pas le seul de mon avis...