Manuscrits. Écritures. Lectures.

Luc 3:22, les paroles de la voix céleste

Baptême de Jésus dans Luc

Quelles furent exactement les paroles du Père au Fils ?


Lc 3:21-22

Le texte commenté par le NTC / MARGUERAT est celui de la TOB 2010 :


"et une voix vint du ciel : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. »"


NTC est assez succinct, disant que c’est la citation de la formule d’intronisation du Ps 2, sans même signaler de problème textuel sous-jacent.


Les autres versions de l’ABU disent unanimement :


BFC « Tu es mon Fils bien-aimé ; je mets en toi toute ma joie. »

NBS "Tu es mon Fils bien-aimé ; c'est en toi que j'ai pris plaisir."

COLOMBE "Tu es mon Fils bien-aimé, objet de mon affection."


D’où vient donc la surprenante traduction de la TOB 2010 ?

Réponse (prévisible) : du fait que la TOB 2010 suit un texte variant.

Elle explique en note :


De nombreux témoins lisent ici la même formule que chez Mc : il m’a plu de te choisir. Mais le texte ici traduit est attesté chez de très anciens témoins et correspond particulièrement à la pensée de Lc. Il reproduit le Ps 2,7 et signifie l’intronisation messianique de Jésus, le début de sa mission auprès du peuple de Dieu. Le fait que cette parole soit prononcée par le Père en fait la révélation par excellence du mystère de Jésus (cf. 1,35 note)


La note sur Lc 1:35 ("celui qui va naître sera saint et sera appelé Fils de Dieu") à laquelle celle-ci renvoie dit :


saint. Ce terme, qui marque l’appartenance exclusive à Dieu, est une des plus anciennes expressions de la divinité de Jésus (Ac 3,14 ; 4,27.30 ; cf. Lc 4:34).


La Bible de Jérusalem (1973 / 1990) déjà avait préféré cette leçon (il y a sûrement une filiation), avec exactement la même traduction que celle de la TOB ci-dessus, justifiée ainsi en note :


Var. : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur », suspecte d’harmonisation avec Mt Mc. La teneur probablement originale de la voix céleste chez Luc ne fait pas référence à Is 42 comme chez Mt Mc, mais au Ps 2 7 : plutôt que de reconnaître en Jésus le « Serviteur », elle le présente comme le Roi-Messie du Psaume, intronisé au Baptême pour établir le Règne de Dieu dans le monde.


Toutes ces notes, très instructives, montrent à quel point une variante textuelle peut être chargée de motivations théologiques.


L’édition de référence du NT grec plus spécialement destinée aux traducteurs (le Greek New Testament – GNT) signale quelques variantes mineures ("en toi / en qui", "tu es mon fils / celui-ci est mon fils" [// Mt 3:17]).

Et signale aussi la variante – plus considérable – suivie par la TOB :


υἱός μου εἶ σύ, ἐγὼ σήμερον γεγέννηκά σε

huios moi ei su, egô sêmeron gegennêka se

mon fils tu es, moi aujourd’hui je t’ai engendré


Mis à part le manuscrit grec D (dit Codex de Bèze, du 5e ou 6e s.), les très anciens témoins dont parle la note de la TOB en faveur de cette leçon sont l’Itala (diverses versions de la Vieille Latine), et de nombreux Pères de l’Église (Justin, Origène, Méthode, Hilaire, Augustin, etc.)


Le témoignage de manuscrits grecs proprement dit est donc mince.


Noter que ce texte variant est l’exacte réplique de la LXX de Ps 2:7 :


διαγγέλλων τὸ πρόσταγμα κυρίου Κύριος εἶπεν πρός με Υἱός μου εἶ σύ, ἐγὼ σήμερον γεγέννηκά σε·

Et j'annonce [litt. "annonçant"] les préceptes du Seigneur. Le Seigneur m'a dit : Tu es mon fils ; aujourd'hui je t'ai engendré. (GIGUET)

declaring the ordinance of the Lord: the Lord said to me, Thou art my Son, to-day have I begotten thee. (BRENTON)


qu’il faut lire à la suite du v. 6, qui dans la LXX est différent du TM (ce n’est pas Dieu qui parle, mais le roi intronisé) :


Ἐγὼ δὲ κατεστάθην βασιλεὺς ὑπ’ αὐτοῦ ἐπὶ Σιων ὄρος τὸ ἅγιον αὐτοῦ

Mais moi, il m'a institué roi de Sion, sa sainte montagne, (GIGUET)

But I have been made king by him on Sion his holy mountain, (BRENTON, plus proche du texte)


Note en passant

Il faut avouer que le lecteur moderne reste intrigué par ce langage de l’engendrement, tant dans le Ps 2 que dans ses citations, et éventuellement ici en Lc 3 comme variante.La version du SEMEUR cherche à en réduire l’étrangeté en rendant plus explicite la notion d’adoption :

« Tu es mon Fils ; aujourd’hui, je fais de toi mon enfant. »


L’autre édition de référence du NT grec (le Novum Testamentum Graece, 28e éd. – NTG) a le même texte que le GNT, et ne signale rien de plus dans l’apparat (plutôt moins).


Il faut donc choisir entre les deux leçons, et entre l’argumentaire de la note de la TOB et celui du Textual Commentary de METZGER (basé sur le GNT) :


Le texte occidental, "Ce jour je t’ai engendré", qui était très répandu pendant les trois premiers siècles, semble être secondaire et provenir de Ps 2:7. L’usage de la troisième personne ("Celui-ci est... en qui…") dans quelques témoins est un assimilation évidente à la forme matthéenne de cette parole (Mt 3:17).



La note attribuée au texte retenu par les éditeurs du GNT (sur une échelle de "A" à "D") est un "C", soit équivalent à un doute important ("a considerable degree of doubt").


Nous sommes donc laissés dans l’embarras par ces éminents spécialistes, et le simple lecteur devra se faire son opinion, mais sans avoir leurs compétences…

Nous serons donc contraints de tenir en suspens dans l’esprit les deux textes en même temps !

Puisque, à vrai dire, personne ne sait vraiment avec certitude quel est le texte original (celui sorti de la plume de Luc), ni même s’il y en eut un, car il n’est pas impossible que les deux traditions textuelles aient très tôt coexisté.

Sitôt donc qu’on se sera décidé pour une leçon, viendront aussitôt à l’esprit les motifs d’en douter…

De plus, et avec aussi d’autres menues différences, on peut dire que le texte n’est pas ferme, qu’il diffère de celui de Matthieu, et d’autant plus si on adopte la leçon occidentale en suivant la TOB.


On doit donc convenir que nous connaissons les paroles de la voix céleste par une reconstruction littéraire : personne n’était là avec un enregistreur pour nous les rapporter verbatim !


On peut penser que le texte de Ps 2:7 était dans l’air, et qu’il ait pu entrer dans les commentaires des Pères à la place du texte d’origine, et progressivement devenir "leur" texte original.

D’ailleurs il est cité en Ac 13:33 (Paul à Antioche, à propos de la résurrection de Christ), dans cette même forme de la LXX (à l’ordre des mots près).

Hé 1:5 (la comparaison avec les anges) et 5:5 (la dignité de souverain sacrificateur) le citent également.


Il faut donc choisir ou renoncer à choisir : les deux voies sont légitimes.

Si l’on préfère ne pas choisir, la discussion est achevée quant au texte. Reste à faire le commentaire.

Si l’on préfère choisir (en général, parce qu’on est mal à l’aise avec la notion de texte pluriel), alors mon choix est : de ne pas suivre le choix de la TOB.

Argumentaire (il s’agit de soupeser des probabilités, non d’obtenir des certitudes) :


- il est risqué de ne s’appuyer que sur 1 seul témoin grec, et du seul D d’autant plus, vu qu’il s’agit d’un texte assez "problématique".

https://fr.wikipedia.org/wiki/Codex_Bezae

https://en.wikipedia.org/wiki/Codex_Bezae


- le soupçon d’harmonisation est recevable (il y en a de nombreux cas ailleurs dans le NT), mais il s’agirait ici d’une harmonisation généralisée de toute la tradition manuscrite !

Et quasiment juste après que Luc ait mis son manuscrit à la Poste…


- l’argument que le texte variant correspond particulièrement à la pensée de Luc peut être aisément retourné contre lui : s’il en est ainsi, il n’est pas surprenant que le texte soit bien dû à des motifs théologiques chez Luc ("la pensée de Luc"), comme l’intronisation messianique de Jésus, la révélation de son mystère et de sa mission).

Si l’on cherche le "texte original" de Luc en tant que reconstruction littéraire et théologique, tout est bien.

Si l’on cherche à savoir quelles ont été exactement les paroles célestes adressées à Jésus, c’est une impasse.

À moins que l’on estime Luc plus historien que Marc et Matthieu (c’est ce que l’on pense généralement de Luc, qui est l’évangéliste le plus proche de notre notion moderne de l’historien), et que la vérité historique doit se trouver plutôt chez quelqu’un qui a "fait son travail de recherche" (Lc 1:1-3).


- peut-on vraiment dire du baptême de Jésus qu’il s’agit d’une intronisation ?

Jésus se mêle au simple peuple (v. 21 "Tout le peuple se faisant baptiser, Jésus aussi…") et se présente à lui comme l'un des leurs.

Il s’agit plutôt d’un baptême d’humilité (d’où, dans Matthieu, l’incompréhesion de Jean, premier malentendu sur l’identité de Jésus).

Si quelqu’un cherche à "l’introniser", c’est plutôt le diable, qui lui montre "tous les royaumes de le terre" (Lc 4:5).



- on notera que les autres citations de Ps 2:7 (Ac 13, Hé 1, Hé 5) se trouvent toutes dans un contexte d’argumentation : il s’agit de convaincre les auditeurs de ce qui n’est pas ou n’est plus évident pour eux :


. Ac 13:33 : Paul cherche à convaincre les Juifs d’Antioche (de Pisidie) que Christ est ressuscité.

L’affaire tourna mal, et beaucoup s’endurcirent.


. Hé 1:5 : l’auteur cherche à convaincre des Juifs qui ont cru, que Jésus est plus grand que les anges (ce qui ne devait pas être si clair pour eux, donc), comme un Fils est plus grand qu’un simple envoyé (v. 14).


. Hé 5:5 : l’auteur cherche à convaincre les mêmes que Jésus est plus grand sacrificateur que les leurs, et d’un autre ordre (v. 6).


Dans ces trois cas, il s’agit de prouver l’identité de Jésus avec force arguments – pas d’un récit –, et les trois cas se réfèrent plutôt à une réalité devenue manifeste par et après la résurrection de Jésus.

C’est la même démarche que dans Ro 1:4 chez Paul : "déclaré Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts".


Cette atmosphère d’argumentation et de recherche de preuve par l’Écriture est assorti à l’esprit de ces épîtres, assez peu au récit du baptême de Jésus.


- il est aussi assorti aux écrits apologétiques des Pères, et à leur souci de défense de la foi.

On comprend qu’ils aient pu "remplacer" le texte ("en qui j’ai mis mon affection") par un autre plus fort et plus explicite, qui prouvait plus nettement à leurs contradicteurs la divinité de Jésus, pour leur porter un coup plus fort, surtout – s’ils étaient juifs – en citant leurs propres Écritures plutôt que les paroles d’un récit toujours contestable d’une théophanie "chrétienne".


Par contre, on imagine assez mal comment « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré », s’il avait été original, ait pu céder la place dans quasiment toute la tradition grecque à l’autre texte, de moindre force christologique (l’affection envers le fils au lieu de son engendrement).


- saur erreur, en tout cas dans le NT, ce serait aussi le seul cas où Dieu lui-même cite l’Écriture en parlant (et la LXX de surcroît) : or ce sont des hommes (prédicateurs bibliques ou écrivains bibliques) qui citent l’Écriture.


Pour ces diverses raisons ensemble, le texte suivi par la TOB n’a pas ma préférence.

Mais, comme déjà dit plus haut, le doute subsiste.

De plus, même le texte suivi par NBS et les autres n’est pas stable, vu que Matthieu (Mt 3:17) lui donne une autre tournure (à laquelle certains témoins de Lc 3:22 cherchent à s’harmoniser d’ailleurs) : chez lui, Dieu s’adresse à Jean et sans doute aux témoins ("Celui-ci est mon Fils…"), alors que chez Luc et Marc (Mc 1:11) il s’adresse à Jésus ("Tu es mon fils…").

C’est ce qu’on voit aussi chez Jean, dans le récit détourné et bien à lui qu’il fait du baptême de Jésus : "celui qui m’a envoyé baptiser d’eau m’a dit : Celui sur qui…" (Jn 2:33).


On peut donc conclure que tant chez Luc – et quel que soit le texte retenu – que chez Matthieu (sans parler de Jean), il y a une construction littéraire.

Si nous ne sommes pas à l’aise avec cette notion, si elle nous est inconfortable, c’est que dans le fond, nous préférerions une autre Bible...

Serait-ce en réalité l’aveu implicite que celle-ci ne nous convient pas ?


§§§


À la faveur de cette variante, qu’on ne peut pas dire insignifiante, j’analyserai en passant quelques implications pour diverses conceptions communes de la nature de l’Écriture.


Pour corriger le subtil malaise que l’on peut ressentir devant ces divergences des textes entre eux, qu’il s’agisse de variantes textuelles en compétition, ou de flagrantes différences d’accent entre les évangiles (Dieu s’adressant au Fils dans l’un, aux assistants dans l’autre), nous sommes tentés par une solution simple : les réunir toutes en un unique récit global, en arguant éventuellement du classique argument des témoins différents donnant forcément un récit différent de la même scène qu’ils ont tous vue (mais ici, aucun des évangélistes n’en a été le témoin direct).

La vieille tentation concordiste de Tatien…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Diatessaron

De cette harmonisation forcée ne sortirait qu’un amalgame boursouflé, sans aucun accent de sens.

Or, tandis que nous cherchons à donner une chronique exacte ("journalistique") de l’événement, les évangélistes, eux, cherchent à donner du sens.


Il est aussi possible (probable même) que ce récit gonflé, sans être dans les textes, soit dans notre tête, et que les récits évangéliques tombent concrètement dans l’indistinction d’une représentation mentale globale : qui se soucie vraiment de chercher le sens et de donner du sens aux différences d’accent (ou aux différences factuelles) entre les évangélistes ?


Il faut donc remiser, le cas échéant, la vision fictive d’une "Bible parfaite", réplique conforme d’une "Table céleste" (qui se trouve en fait plus dans l’esprit des porteurs de dogmes que dans le ciel), et aux efforts désespérés et infructueux – remarquables contorsions exégétiques parfois — pour en construire mentalement une de nos propres mains.


Si la foi est bâtie sur cette fiction, elle est mal posée, et s’écroulera avec la fiction.

Mieux vaut la bâtir sur Christ.


Sinon, lassée de disperser son énergie à réduire au maximum les tensions de l’Écriture au lieu de s’en nourrir, et incapable de renoncer au mythe pour la réalité, elle finira déchirée.

Or que ce soit par l’Inspiration divine (appelons-les tensions inspirées), que ce soit par l’incurie des hommes (appelons-les tensions accidentelles, comme celles dues aux variantes dues au zèle ou à l’étourderie des scribes), ou que ce soit par l’histoire du texte et du canon (appelons-les tensions littéraires), les Écritures en sont remplies.

Même si beaucoup – sincèrement – ne les voient pas, tandis que d’autres ne veulent pas les voir, ou les nient farouchement (car grand est l’enjeu pour eux, doit-on penser).


Une vieille échappatoire à ce dilemme (typiquement "évangélique", tant le dilemme que l’échappatoire) est de recourir à la notion – on ne peut plus moderne, rationnelle, et théorique — de la Perfection de la Bible en ses autographes (quoique perdus à jamais).

C’est ajouter de la fiction à la fiction, et l’abstraction à l’abstraction.

J’ai déjà écrit ailleurs le peu de sympathie que cette idée m’inspire, et comment en fin de compte elle ajoute un mal (réel) au mal (supposé) qu’elle est censée guérir.

Voir :

http://papyrus87.zohosites.com/blogs/post/Autographes/

http://papyrus87.zohosites.com/blogs/post/Autographes-inerrants



Pour conclure sur ce cas particulier de Lc 3:22, et comme déjà suggéré plus haut, il nous faudra tenir ensemble, pour finir, les tensions des deux versions du texte de Luc, comme celles entre les nuances différentes des synoptiques.

Il n’y a de perte que d’une conception idéologique de l’Écriture.


FG

Avril 2018

§§§

Abbréviations

BFCBible en français courant

BRENTON — traduction anglaise de la LXX par L. Brenton

COLOMBE — Bible À la Colombe

GIGUET – traduction française de la LXX par P. Giguet

GNT — The Greek New Testament (3e éd.)

METZGER — A Textual Commentary on the GreekNew Testament par B. M. Metzger

NBS — Nouvelle Bible Segond

NTC — Nouveau Testament commenté (D. Marguerat et E. Steffek pour Luc)

NTG — Novum Testamentum Graece (28e éd.)

TOB 2010 — Traduction Œcuménique de la Bible (2010)