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L'histoire oubliée d'une mendiante d'amour
1) Voir
La naissance des quatre premiers fils de Léa (les quatre premiers de Jacob) est la chronique en actes d’un amour dédaigné.
Jacob n’a jamais aimé sa femme Léa, que son fourbe beau-père avait mise dans son lit à son insu !
(voir au chapitre précédent l’ahurissante mystification d’un festin tourné en imposture ; et le texte ne dit pas une évidence : la pauvre fille aînée n’a rien eu à dire, et a dû se plier au stratagème de son abusif père : il n’est qu’à imaginer la scène)
Certes, on ne peut pas en vouloir à Jacob de ne pas l’avoir demandée en mariage.
Mais il reste que la malheureuse Léa est bien le jouet des passions mâles.
Lorsque Laban invoque la coutume du lieu (v. 26 "ce n’est pas la coutume dans ce lieu de donner la cadette avant l’aînée") et se réfugie derrière un "nous" où il semble parler au nom du clan (v. 27 "Achève la semaine [de noces] avec celle-ci, et nous te donnerons aussi l'autre pour le service que tu feras encore chez moi pendant sept nouvelles années."), il veut en réalité donner le change sur ses motivations et sa cupidité.
À vrai dire le texte dit plutôt, au passif :
"et l’autre te sera aussi donnée" TOB
וְנִתְּנָה לְךָ גַּם־ אֶת־ זֹאת we-nitnah…
C’est un passif de dissimulation, car ici tout est actif, et l’agent, c’est bien ce Laban qui se dissimule derrière un "on" commode.
On notera aussi ici que l’abondance d’occurences du verbe "donner" (8 fois !) est en proportion inverse de la réalité : ici, chez Laban, rien n’est gratuit !
Dès le v. 31, l’Éternel entre dans le dramatique jeu conjugal à trois !
D’ailleurs, en cinq versets, l’Éternel est mentionné quatre fois !
Ici, il voit, comme plus tard il verra la détresse du peuple en Égypte.
C’est repris dans le nom chargé du premier-né : "L’Éternel a vu mon humiliation" (cf. plus loin).
Ici, les noms sont des noms-parole, des noms-message, des noms-commentaire, des noms-symbole, comme "Emmanuel" pour Jésus.
Léa, mendiante d’amour, tente par le seul moyen qu’elle ait – lui donner des fils – de désespérément gagner l’affection d’un mari sans doute encore aux prises avec le dépit durci d’avoir été grossièrement berné des années auparavant ; en fait, Léa était chaque jour devant ses yeux l’incarnation et le rappel de cette imposture d’origine.
ATI traduit même : "YHWH vit que que Léa était détestée" (v. 31).
וַיַּרְא יְהוָה כִּֽי־ שְׂנוּאָה לֵאָה
Certes, le sens affaibli, rhétorique, de שָׂנֵא śane’ peut être "aimer moins, ne pas aimer", lorsqu’il s’agit de deux épouses.
Cf. De 21:15 "Si un homme, qui a deux femmes, aime l'une et n'aime pas l'autre, et s'il en a des fils dont le premier-né soit de la femme qu'il n'aime pas…".
הָאַחַת אֲהוּבָה וְהָאַחַת שְׂנוּאָה
litt. "l’une aimée et l’autre détestée"
(on notera en passant que cette situation est gravée même dans la Loi !)
Cf. aussi "j’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü, Ro 9:13, citant Mal 1:2-3 :
וָאֹהַב אֶֽת־ יַעֲקֹֽב׃וְאֶת־ עֵשָׂו שָׂנֵאתִי
Mais le sens ordinaire de śane’ est celui d’une haine positive : haïr (Ps 5:6), prendre en aversion (De 22:13, sa femme !), prendre en haine (Ge 37:4, Joseph, celui que son père "aimait plus" !)
Ici, ce n’est pas Léa qui mentionne l’Éternel d’abord : c’est l’Éternel de lui-même qui voit son malheur.
La rivalité entre épouses, alimentée par la rivalité fécondité / stérilité, a fait le malheur de cette maison, que l’on doit en premier au roué Laban.
Enceinte, Léa a vu que l’Éternel l’a vue ("il ouvrit sa matrice"), et elle nomme son fils "Voyez-un-fils" (רְאוּבֵן re’ûven Ruben).
Le premier à le voir, ce fut le père, et c’était comme si Léa apportait une offrande à son seigneur : Vois, voici pour toi, un fils !
Jacob, pour qui il est évident que c’est Dieu qui rend stérile ou féconde (30:2 "Suis-je donc à la place de Dieu, qui t'empêche d'avoir des enfants ?" NBS), verra donc clairement – se dit Léa en elle-même – que Dieu est de mon côté.
Puis, cet impératif pluriel est destiné à la communauté : voyez, vous tous, vois Laban, vois Jacob, voyez bergers de Jacob, voyez, vous ses servantes, vois Rachel : un fils !
C’est-à-dire : voyez, l’Éternel a vu.
A vu que je n’étais pas aimée, depuis le début habituée à des miettes d’amour, héritant – triste droit d’aînesse – d’une demi-part d’époux qui ne me regarde pas même dans les yeux, mes yeux tristes qu’il ne voit plus, servante que je suis, comme achetée à regret et trop cher payée d’un salaire de sept ans.
Mais en levant l’enfant à bout de bras, elle montre sans se lasser à quiconque passe près d’elle le fils de celui qui l’a vue, lui, celui qu’une compagne d’humiliation avait des années auparavant déjà appelé "tu-es-le-Dieu-qui-me-voit" Atta-El-roï (Ge 16).
Là, ce fut l’Éternel qui nomma l’enfant, et la mère qui nomma l’Éternel.
Ici, c’est la femme qui nomme l’enfant Voyez-un-fils, et on pourrait dire aussi que, quand elle explique le sens du nom, c’est l’Éternel qu’elle nomme "L’Éternel-a-vu-dans-mon-affliction" (‘onî).
Exactement comme on lit en Ge 16 que Dieu nomma l’enfant de la malheureuse "Dieu-a-entendu" Yshmael, car – ajouta l’Ange – "Dieu t’a entendue dans ton affliction" (‘onî).
Et comme on lit aussi, en Ge 31:42, Dieu a vu l’humiliation de Jacob, l’humilié lui aussi, comme Léa, quoique d’une autre manière : "Dieu a vu mon affliction [‘onî] et ma fatigue" (NBS).
Une chaîne d’humiliation.
Quand on s’intéresse à une personne, on cherche à connaître son nom.
Et quoique la chose se soit passablement perdue en Occident, on cherche à connaître le sens du nom.
Et si on l’avait demandé à la mal-aimée, elle aurait donné d’autres précisions qui ne sont pas vraiment dans le nom : voyez, c’est le fils que l’Éternel a vu d’avance pour moi quand il a vu mon humiliation.
C’est certain, maintenant Jacob m’aimera.
Mais on apprend au v. 33 qu’elle n’était toujours pas plus aimée pour autant.
On ne lit nulle part que Léa aimait Jacob, mais pas plus que pour Rachel : la chose ne se concevait guère, et la perspective est celle du temps, exclusivement masculine.
Inutile de jeter sur le texte un habit anachronique !
Ni Rachel ni Léa n’ont rien demandé : c’est Jacob qui a demandé (Rachel), et c’est Laban qui a donné (Léa et Rachel). Ici point de "romantisme" moderne.
Et la chose n’a guère changé au 1er siècle : "Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux." (Paul, dans 1 Co 7, sens naturel que certaines versions ont tenté de contourner par une traduction peu vraisemblable, et plus problématique encore).
Mais s’il n’est pas indiqué – et c’est donc ce à quoi on s’attend – que Léa aimait Jacob, par contre il est bien dit, et avec insistance, qu’elle agonisait après l’amour de son mari.
C’est là son cri d’amour bafoué : maintenant, il m’aimera !
כִּי עַתָּה יֶאֱהָבַנִי אִישִֽׁי "car maintenant, il m’aimera, mon mari" : elle en est persuadée, pour un instant.
On notera dans le v. 32 la cascade de כִּי kî "car / oui / certes" (3 fois !), miroir de son dialogue intérieur, des mouvements saccadés de son cœur inquiet, du va-e-vient de ses espoirs et de ses craintes.
Certes, Laban n’a pas pu vendre à Jacob l’amour pour Léa.
Mais Léa – malheureuse araméenne – va apprendre dans les douleurs de l’enfantement la douleur de ne pas pouvoir l’acheter.
Voyez Léa.