Manuscrits. Écritures. Lectures.

James D. Smart. 1970. The Strange Silence of the Bible in the Church. Philadelphia: Westminster Press.

13/09/2017

En promenant mes yeux sur une étagère, j'ai repris en main ce petit ouvrage qui, bien qu'écrit en 1970 pour un public américain et dans un contexte assez lointain du nôtre, reste bien actuel de ce coté-ci de l'Océan près de cinquante ans après.

Plutôt que de faire une fiche complète de ce petit livre parfaitement inconnu en France, j'en traduis quelques passages significatifs qui laisseront voir combien la Bible est en effet étrangement réduite au silence par divers stratagèmes, malgré la référence affichée et permanente aux Écritures.

En un mot : la question herméneutique est toujours la question !


10

Dans un siècle qui a vu... la multiplication de nouvelles traductions plus lisibles, il y a... une ignorance croissante du contenu de la Bible dans l’Église.


17

On trouve sans peine des églises où l'on se réfère en permanence à l'Écriture, mais sans aucune réflexion biblique sur des questions comme le racisme, la nation, la richesse, la guerre, les relations entre les églises chrétiennes, et la responsabilité de l'Église envers le monde extérieur.


21

La disparition de l’AT dans la prédication, et même celle de la lecture des Écritures dans beaucoup d’églises s’est faite sans bruit…

Nous devrions être alertés par ce qui arriva au IIe siècle, lorsque la grossière réduction au silence de l’AT par Marcion se combina à une réduction au silence plus subtile du NT par la lecture dans son texte d’un Évangile hellénistique.


22

Nous partageons tous l’illusion qu’il est plus facile, moins problématique, de traiter un texte du NT [qu’un texte de l’AT]. … La familiarité même avec les mots nous cache l’étrangeté du sens.

La forme thématique de la prédication, qui semble avoir les faveurs de beaucoup de nos jours, tant chez les prédicateurs que chez les croyants, ne permet généralement d’aborder le texte biblique que superficiellement. On ne laisse pas la place à une exposition un tant soit peu approfondie.

On entend rarement des prédications qui ouvrent les Écritures à la communauté.

Chaque nouvelle traduction de la Bible devient un best-seller. Ce que les gens font avec ces Bibles reste un mystère. S’ils les lisent, c’est sans doute le soir au coucher, juste quelques versets jusqu’à tomber sur une pensée utile. C’est louable, et un des derniers bastions de vraie piété. Mais … c’est aussi un obstacle à la compréhension de la Bible dans l’Église. Cela a tendu à faire de la Bible un livre de piété privée. Mais la Bible n’a pas été écrite pour être utilisée de cette manière, et certainement pas pour être lue par bribes de cinq ou six versets. … C’est essentiellement un livre public.


23

un livre destiné à être étudié en communauté. En faire une littérature de dévotion d’usage privé la fait soumettre à une interprétation individualiste qui réduira au silence les points les plus incisifs de son message.


33

La manière dont les Écritures sont interprétées détermine dans une large mesure le caractère de l’Évangile qui est prêché.


35

L’herméneutique semble d’abord compliquer la compréhension de l’Écriture, en rendant complexe ce qui semblait simple jusque-là, trouvant des mystères là où auparavant tout était rationnel et évident, et en mettent en évidence divers problèmes et pièges qu’on n’avait pas d’abord remarqués. Mais, comme toute science, l’une de ses fonctions est de dissiper les illusions…


47

Ce que l’interprète apporte au texte peut être source de méprise sur le texte, mais aussi de plus profonde compréhension.


53

L’histoire de l’interprétation nous dit quelles significations largement divergentes ont été trouvées dans un même texte par des personnes sérieuses, chacune dans son propre contexte historique.

Personne n’a un accès direct au contenu de l’Écriture du fait de son savoir ou de son inspiration. Toute approche du texte est une interprétation. … Il est frappant de voir comment les interprètes de l’Écriture, anciens et modernes, conservateurs et libéraux, ont systématiquement ignoré ce principe herméneutique de base et ont identifié leurs interprétations directement avec le contenu du texte.


56-57

Avec une déconcertante régularité, les interprètes de l’Écriture ont eu tendance à attribuer à leur interprétation la même autorité qu’aux Écritures. L’interprétation devient alors un voile tiré sur le texte qui empêche le texte de dire quoi que ce soit qui contredirait l’interprétation. Il est facile pour nous de voir comme cela s’est produit dans le passé. Les rabbins du temps de Jésus avaient une interprétation traditionnelle qui leur permettait de trouver dans les Écritures la sûre validation de leurs croyances, de leurs pratiques, et de la structure générale de leur communauté religieuse. Comme les Écritures étaient considérées d’origine divine en toutes leurs parties, et infaillibles, la même infaillibilité était attribuée aux interprétations identifiées aux Écritures, ainsi qu’aux structures religieuses érigées sur elles. Les contredire était un blasphème, car c’était contredire Dieu lui-même. La conséquence fut qu’une communauté enfermée dans de telles interprétations officielles n’avait pas d’oreilles pour entendre un Jean-Baptiste ou un Jésus lorsqu’à travers eux, la voix qui avait retenti chez un Amos ou un Jérémie commençait à parler de nouveau. De surcroît, ceux qui honoraient le plus les Écritures et les étudiaient avec la plus grande diligence étaient ceux qui étaient le plus atteints de cette surdité. Les gens du dehors sans cette piété entendirent plus facilement.


57

Il est ironique qu’à peine un siècle après la mort de Luther, ses disciples attribuaient à l’interprétation de l’Écriture de Luther une autorité quasi indiscutable, en maintenant que Dieu devrait toujours parler avec les accents de Luther.


58

Dans certains segments de la scène religieuse américaine, on a fait de l’infaillibilité des Écritures la doctrine centrale du christianisme.


Et en note 21 p.179 :

Sur la couverture intérieure de la revue de la Evangelical Theological Society, figure la déclaration du "Fondement doctrinal" de cette société savante : "La Bible seule, et la Bible dans son entier, est la Parole de Dieu écrite, et par conséquent inerrante dans les autographes".

Cette doctrine unique, isolée de toutes les autres, est particulièrement non-évangélique [singularly unevangelical].


59

Toute interprétation a lieu dans un contexte, et aucun interprète ne peut échapper à son propre contexte historique. Le contexte fournit la possibilité de compréhension et de mécompréhension à la fois.

Lorsque le contexte de l’interprète prend le dessus, le plus souvent inconsciemment, la Bible est privée de sa liberté de dire quoi que ce soit qui ne serait pas en harmonie avec le milieu ambiant.

Tout en exaltant ostensiblement les Écritures, on a réduit la riche harmonie des voix qui forment le chœur de l’Écriture à une unique voix plutôt monotone. Son message est dangereusement rétréci, et beaucoup de ses aspects essentiels sont par là réduits au silence.


68

L’Église est plus à l’aise pour fournir des réponses et des solutions que pour reconnaître des problèmes. En fait, on a souvent l’impression que l’Église n’est pas l’endroit où l’on peut poser des questions, en particulier des questions sur la Bible.


70

Même si on reconnaît que le savoir biblique est essentiel pour le ministre du culte, on estime que ce n’est pas la peine de déranger l’esprit des croyants avec des questions de critique biblique. Qu’on-t-ils donc besoin de connaître au-delà des simples éléments de l’Évangile et de ce qui concerne la volonté de Dieu pour leur vie de tous les jours ?

Mais c’est là un mauvais calcul, qui a éloigné de l’Église des milliers de chrétiens qui ne peuvent plus supporter le rappel hebdomadaire du mépris de leur intelligence.


82-83

De même qu’une mauvaise compréhension de la divinité de Jésus obscurcit son humanité, une mauvaise compréhension du caractère sacré des Écritures obscurcit le caractère humain du texte, et le transporte dans un autre monde que celui que nous habitons. Le docétisme nous donne un Jésus qui n’est plus l’un des nôtres… et une Bible [dont] le texte devient une formulation statique de vérité divine.


85-86

La malhonnêteté intellectuelle prend des formes subtiles. … C’est le cas lorsque nous nous protégeons nous-mêmes d’éléments de l’Écriture qui contredisent nos croyances chéries, notre mode de vie, et nos systèmes religieux.


88

Lorsque l’on impose aux auteurs bibliques une unanimité forcée, on leur fait violence.


103

La connaissance de Dieu ne peut pas être sous forme de propositions et de définitions.


106

On ne peut pas enfermer Dieu entre les couvertures d’un livre.


116

Les Écritures ne contiennent pas seulement les paroles de Dieu à l’homme, mais aussi dans une large mesure les paroles et les actions des hommes en réponse à Dieu.


118

Le monde de la Bible et le monde de Luther avaient beaucoup de points communs, malgré les quinze siècles qui les séparent. Les rois d’Israël et de Juda et les princes germaniques avaient beaucoup en commun.


120

Certains persistent, du moins dans le lobe religieux de leur esprit, à vouloir vivre dans un monde biblique -médiéval. Mais c’est une cause perdue.

Dans le passé, l’Église a tenté de faire face à ce problème de deux manières – la conservatrice et la libérale –, mais les deux ont échoué.


121

La doctrine officielle pour la plupart des Presbytériens à travers le monde remonte à une formulation de 1647, qui les lie à une inerrance spéculative des manuscrits originaux des deux Testaments, spéculative vu que les originaux sont perdus de façon irrémédiable.


129

La réaction naturelle des chrétiens a toujours été été une attitude protectrice lorsque la Bible est [mise en regard] de l’histoire universelle. Ils craignent pour elle […] Mais une telle crainte […] est beaucoup plus dangereuse pour les Écritures que la plus implacable recherche historique critique. Ils trahissent un manque de confiance en la capacité de la vérité dont la Bible témoigne à se maintenir elle-même. La parole de Dieu n’a jamais eu besoin de la défense de l’homme, uniquement de son entier attachement.


137

Souvent, lorsqu’on entend lire un passage de l’Écriture dans l’église, on a l’impression d’entendre quelqu’un parler dans une langue étrangère d’un monde étrange et lointain. Les mots réclament à grands cris qu’on les interprètent, mais souvent aucune interprétation ne vient, et la communauté s’en retourne encore plus convaincue qu’auparavant de son incapacité à comprendre les Écritures. Ces expériences se multipliant, un blocage s’installe dans les esprits, lequel contribue à maintenir les Écritures fermées.


142-143

Avant qu’il y ait un Ancien Testament, il y a avait un Israël […] Et avant qu’il y ait un Nouveau Testament, il y eut une présence de Dieu avec l’homme en Jésus-Christ […] Mais nous créons une grave illusion si nous laissons dans l’esprit des gens l’impression qu’il puisse y avoir pour nous un autre moyen, direct et immédiat, d’accéder à la réalité de cette révélation dans l’histoire qu’à travers la lecture et l’exposition du texte de l’Écriture elle-même.


146

La foi de la communauté se fige dans ses structures. La tradition est mise sur le même plan que la révélation, si bien qu’il n’y a plus de place en elle pour un Jean-Baptiste ou un Jésus. Le Dieu qui est entré en relation avec nous par l’alliance est honoré de loin, et on ne s’attend plus à ce qu’il soit présent et agissant au milieu de son peuple. C’est dans ce contexte que nous voyons Jésus rétablir la dialectique de la relation. Il a libéré Dieu de son emprisonnement dans la tradition. Il n’a laissé derrière lui aucun écrit, car il a fait lui-même l’amère expérience de comment les Écritures peuvent devenir un tyran et une barrière à la présence vivante et à la puissance de Dieu.


149

On a traditionnellement appelé la Bible "la Parole de Dieu". Mais il y a tellement d’endroits dans l’Écriture où les hommes n’entendent pas de parole de Dieu […] que beaucoup considèrent que c’est un "titre de courtoisie". La formule de remplacement la plus populaire a été que la Bible contient la parole de Dieu. Cela fournit à chaque lecteur le stratagème pratique d’un canon dans le canon, à l’intérieur duquel il peut placer les passages qui lui semblent approfondir et fortifier la foi chrétienne, tandis qu’il relègue dehors tout ce qui lui pose problème ou le laisse perplexe. […] Mais le fâcheux résultat de l’érection d’un canon dans le canon est que chacun a maintenant son propre canon particulier de l’Écriture. […] Il y a là aussi un danger pour le prédicateur. Rien n’appauvrit plus sa prédication que de se cantonner dans un cercle étroit de textes favoris. Un canon dans le canon peut devenir un mur qui nous enferme dans une Écriture dont nous avons fait inconsciemment la base et la confirmation non seulement d’une théologie limitée et inadaptée, mais d’une Église inadaptée.


161-162

Au Moyen-Âge, le texte des Écritures avait été enfoui sous une masse d’interprétations autoritaires, au point qu’il était impossible, même pour un esprit vif et en recherche comme Luther, de saisir son message essentiel. La Bible était devenue rien moins que la caisse de résonance de l’establishment religieux et lui fournissait une autorité divine impossible à contester. La Réforme protestante ne fut pas le fait de rebelles et d’agitateurs, mais d’abord de théologiens et de prédicateurs qui ouvrirent les Écritures de telle manière que les hommes entendirent d’eux-mêmes une parole que Dieu leur adressait.


163

L’interprète des Écritures doit vivre dans deux mondes. Il doit être immergé dans le monde des Écritures […] mais aussi être immergé dans son propre monde, ouvert et sensible à des situations et des dilemmes différents de tout ce que qui a pu exister auparavant.


164

Pour rendre la Bible actuelle, il n’y a pas de formule définitive. Seulement des précautions pour éviter des impasses et des fausses approches de la question.


165

[…] nous devons faire face à des attitudes mentales adoptées inconsciemment au fil des années, et – ce qui n’est pas le moins important – à notre théologie dans la mesure où elle fournit une base spirituelle qui rend les Écritures largement superflues.


167

Un pasteur qui a abandonné toute étude théologique sérieuse n’est guère susceptible de faire face avec quelque compétence ou assurance aux problèmes auxquels il est confronté […] dans le monde complexe d’aujourd’hui.


168-169

On peut se demander pourquoi il y a si peu de disposition chez les membres adultes de l’Église à consacrer du temps à étudier la Bible ensemble. 95 % n’en ressentent pas le besoin. Leur version de la foi chrétienne et de la vie chrétienne est telle qu’ils peuvent se passer de se plonger dans les Écritures.


169-170

Peut-être beaucoup de responsables renâclent-ils à mettre en place de tels lieux d’étude et de discussion pour les adultes parce que la complexité de la science biblique les intimident. Ils hésitent à s’exposer au genre de questionnement qu’un tel groupe restreint peut permettre. Mais en réalité, ils ont juste besoin d’avoir l’honnêteté de faire face à leurs propres questions et à celles des croyants une à une au fur et à mesure qu’elles surgissent. De par leur formation, ils ont des ressources dont personne d’autre ne dispose. Ils ont juste besoin d’être un peu en avance sur les leurs de quelques étapes pour leur être utiles comme guide. Il n’est pas nécessaire qu’ils aient toutes les réponses, mais plutôt le désir de se lancer avec eux dans un voyage dans les Écritures qui, s’il prend le risque d’une ouverture inconditionnelle, est capable de devenir un voyage dans un futur inconnu, où peuvent se dévoiler de nouvelles possibilités pour la vie de disciple.


170

On s’attend à ce que l’instruction biblique dans l’Église introduise les enfants et les jeunes au contenu des Écritures. Mais la Bible n’est pas exactement un livre pour enfants…


à cause de l’orientation pré-critique, piétiste et fortement individualiste de ceux qui enseignent la jeunesse, il n’est pas surprenant qu’une telle instruction ait plus souvent contribué à réduire les Écritures au silence qu’à les comprendre vraiment.


172

Nous avons mis l’accent tout au long de ce livre sur la complexité de la tâche pour comprendre les Écritures et les interpréter pour autrui. Mais comme quiconque a un tant soit peu lu les Écritures le sait déjà, les prophètes et les apôtres n’attendent pas que nous ayons perfectionné notre herméneutique pour commencer à nous parler. Il apportent chaque jour le jugement et la grâce à des milliers de croyants qui ignorent même qu’il y ait un problème herméneutique. Personne qui sonde sérieusement leurs écrits pour trouver une parole qui corresponde à sa situation ne restera sans salaire. Luther et Calvin ignoraient tout des avancées apportées par la critique historique, mais ils furent pourtant en mesure en leur temps de laisser parler les Écritures avec une puissance capable de transformer les vies et les communautés.

Et de nos jours, il est parfaitement possible qu’un prédicateur avec une herméneutique exécrable mais qui a sincèrement à cœur la vie des gens de sa communauté, laisse réellement l’Écriture apporter une parole, tandis qu’un autre, plus soucieux de la respectabilité de son discours que de la venue de Dieu dans la vie des croyants, produise seulement du silence.

Mais reconnaître que Dieu est capable de parler à travers l’Écriture même si nous l’interprétons bien mal ne justifie certes pas une posture irresponsable de notre part en ce qui concerne la tâche de l’interprétation.

La question de l’interprétation demeure une question cruciale dans la vie de l’Église, et l’histoire de notre siècle [c’est écrit en 1970] montre on ne peut plus clairement que continuer à l’ignorer est une invitation au désastre.