Il est possible que la question soit finalement indécidable, et qu’il faille renoncer à choisir entre les deux interprétations.
Alors, Zachée: "coupable"? "non coupable"?
Mais faute de preuve décisive, n’applique-t-on pas en principe la règle de la présomption d’innocence?
Le seul argument de poids qui ferait pencher en faveur de la lecture comme récit de conversion est aux versets 9-10: "le salut est entré aujourd’hui dans cette maison" et "… sauver ce qui était perdu".
L’objection à la lecture comme récit de confirmation est alors celle-ci: si le salut est entré dans la maison de Zachée ce jour-là, c’est donc qu’il était perdu jusque là, et qu’il s’est converti en écoutant Jésus au cours d’une conversation avec lui dans sa maison, ou même sans paroles par le simple fait que Jésus s’est invité chez lui, simple présence qui a provoqué la repentance.
Cela signifie donc que Zachée était perdu et qu’il a été sauvé ce jour-là.
Sous la logique apparente, il y a pourtant une incohérence.
C’est là le langage chrétien postérieur, celui de la prédication de l’Évangile d’après la résurrection.
On ne sait d’ailleurs rien de la compréhension qu’avait Zachée de la personne de Jésus: il veut juste le voir passer.
Il reçoit Jésus avec joie: là est le scandale, à savoir que Jésus ne craint pas de se compromettre en logeant chez un publicain, comme déjà plusieurs fois il s’est compromis avec eux.
De cette sorte de scandale, il était coutumier.
Oui, Zachée est bien un "pécheur": ils le disent tous unanimement (v. 7 "il est allé loger chez un homme pécheur").
Mais ce n’est pas là-dessus que pose le "salut" qui est entré dans sa maison ce jour-là: il est peu probable que Jésus ait ajouté sa voix à celles de ses accusateurs.
Les paroles de Zachée lui-même (v. 8) peuvent être comprises, sans forcer le texte, autrement que comme une confession de fraude volontaire.
Et le texte est strictement muet sur une quelconque malhonnêteté de Zachée. Ni Jésus, ni Luc n’en disent mot. Seule la foule s’indigne, par automatisme.
C’est de cette indignation-là que Jésus a "sauvé" Zachée.
D’autre part, soit, Zachée est un pécheur: mais à mon avis comme le publicain de Lc 18.
Là, dans le Temple, c’est un pécheur qui prie, incliné en lui-même devant Dieu et se rendant petit, tandis que le pharisien, pour prier, inspire tout l’air qu’il peut pour bomber le torse, et rend grâces à Dieu – "merci Seigneur!" – de ne pas être comme ce publicain, précisément.
En Lc 19, ce n’est pas différent: les braves gens, en s’indignant, rendent grâces à Dieu à leur manière de ne pas être comme ce publicain.
D’autre part encore, quand bien même lirait-on ce texte comme la conversion de Zachée, comme celle d’un homme riche qui, au contraire de celui de Lc 18, réalise de lui-même sa convoitise, admet sa duperie au seul contact de Jésus (rien n’est dit en fait d’une éventuelle conversation avec Jésus qui l’aurait convaincu de péché, de toute façon), et se défait de ses biens idolâtrés en les distribuant aux pauvres, même dans ce cas, l’accent du texte, l’enjeu des paroles de Jésus au v. 9, sont sur la filiation d’Abraham.
C’est-à-dire sur l’appartenance de cet homme au peuple d’Israël, contre l’excommunication spirituelle dont il était victime de la part de ceux qui étaient persuadés d’être, eux, les vrais fils d’Abraham.
Le malentendu sur la filiation d’Abraham date d’ailleurs de bien avant, dès Lc 3:
Produisez donc des fruits dignes de la repentance, et ne vous mettez pas à dire en vous-mêmes: Nous avons Abraham pour père! Car je vous déclare que de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. (Lc 3:8)
Ces paroles de Jean, adressées là à la foule, conviennent mieux ici à la même foule qu’à Zachée.
Si Zachée est pécheur, ils ne le sont pas moins que lui.
Donc, jusqu’à meilleure persuasion, il me semble qu’il vaut mieux comprendre ce récit comme essentiellement un récit de confirmation.
Ce n’est pas (ou pas tant) que Zachée se repent, c’est que Jésus lui rend son identité piétinée de fils d’Abraham, lui aussi. Il n’est pas perdu pour Abraham!
Le récit de Zachée de Lc 19 est l’exacte réplique en miroir de celui de l’homme riche de Lc 18: là comme ici il est question de salut ("Et qui peut être sauvé?", Lc 18:26 // "Le salut est entré aujourd’hui dans cette maison" Lc 19:9) et des pauvres.
Et là comme ici, la question n’est pas de savoir combien de commandements sont respectés (5 dans Lc 18), mais de savoir quelle est l’idole en coulisses qui tient l’âme captive.
En fin de compte on retrouve ici les marques de Luc: le souci des pauvres, des méprisés, des vulgaires pierres rejetées d’un coup de pied, la critique de la bien-pensance facile et tranquille, la réprobation des réprobateurs, et la justification des siens par l’ami des publicains (Lc 7:28-35).
D’ailleurs c’est dans Luc que les publicains sont le plus souvent mentionnés (7 fois, sauf erreur).
À chaque fois, Luc prend leur parti.
FG
mai 2019