version novembre 2017
(avril 2011)
À l'origine un travail de licence dans le cadre d'une thématique "Discours théologique et Théologie de la création", ce petit commentaire du Ps 148 a été achevé en avril 2011, mois qui suivait celui de l'accident nucléaire de Fukushima.
Il est reproduit ici tel quel, avec de menues corrections, le mois où la Russie reconnaît du bout des lèvres être à l'origine de la pollution radioactive au ruthénium-106 qui traverse ses frontières.
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"Que tout ce qui est et que tous ceux qui sont louent YHWH"
Un essai de commentaire du psaume 148
I. En guise d’introduction
II. Une première vision d’ensemble
III. Un inventaire des problématiques
1. La Bible et son langage
2. Nature, désacralisation, et “déprofanisation”
3. Création et monothéisme(s)
4. Solitude divine et relation
5. Création et christianisme
6. Création, conservation, et salut
7. Ambivalence et tohu-bohu
8. Limites et différences
9. Nomination et parole
10. Histoire et eschatologie
IV. En guise de conclusion: création et écologie, d’Hiroshima à Fukushima
V. Bibliographie et sources consultées
I. En guise d’introduction
Ce petit commentaire, libre et engagé, après une mise en perspective d’ensemble, plutôt que d’examiner le texte verset par verset, sera articulé à une série de thématiques que recèle le psaume 148, en lien avec sa description de Dieu comme créateur. Il vise néanmoins à visiter l’ensemble du texte.
II. Une première vision d’ensemble
Le psaume 148 appartient au dernier des 3 hillels du psautier (113-118; 120-136; 146-150). D’autres psaumes lui sont thématiquement et littérairement apparentés, par ex. les 8 (“Ta majesté s'élève au-dessus des cieux... Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, La lune et les étoiles que tu as créées...”), 29, 33, 103 et 104. Hors des psaumes, Job 38 (“Où étais-tu quand je fondais la terre?... Qui a fermé la mer avec des portes... Quand je lui imposai ma loi”), le Cantique des trois compagnons de Daniel (Daniel grec 3:51-90, par ex. εὐλογεῖτε, ἄγγελοι κυρίου, τὸν κύριον … εὐλογεῖτε, ἥλιος καὶ σελήνη), Siracide 43 (“Par son ordre, la neige se précipite, et les éclairs se pressent, exécuteurs de ses jugements... Grand est le Seigneur qui l'a fait [le soleil], et sur son ordre, il précipite sa course... La lune aussi est toujours fidèle... En louant le Seigneur, exaltez-le tant que vous pourrez”). Ce psaume entre donc dans un genre littéraire et une thématique répandus du monde ancien.
Il est ici comme un couplet au sein d’un grand cantique conclusif, d’un chœur final du recueil de chants d’Israël. Sa position centrale y fait sens. Si le psaume 146 est une louange en “je” (146:2 “je louerai... je célébrerai... tant que j’existerai”) et le psaume 147 un appel à la louange de tout Israël, le psaume 148 convoque tout le créé sans distinction, animé et inanimé (mais ici l’inanimé est bien vivant), pour la louange de celui qui l’a fait (et le fait) exister. Avec le v. 14 servant de verset-crochet, le psaume 149 semble être la suite du 148, qui est lui-même structuré en 3 parties (3 louanges) unanimement repérées par les commentaires consultés (auxquels je suis extrêmement redevable, même s’ils ne sont pas techniquement cités - cf. bibliographie):
- une louange céleste, dans un mouvement descendant depuis la proximité du Trône divin (1-6)
- une louange terrestre, dans un mouvement ascendant (7-13) jusqu’à l’homme
- enfin, le v. 14, portant le focus sur Israël et sa louange
dans une superposition des liturgies céleste et terrestre de deux “ecclesiae” qui se répondent, le psalmiste (les impératifs) jouant ici le rôle de chef de chœur.
III. Un inventaire des problématiques
La lecture et l’étude de ce psaume qui décrit, à travers son appel à la louange universelle, un Dieu créateur (notion introduite comme allant de soi) évoquent et soulèvent soit directement, soit indirectement, soit sous forme de suggestion, un jeu de problématiques que ce travail se propose d’expliciter.
1. La Bible et son langage
Il semble bien que ce psaume ait été utilisé dans la liturgie d’Israël. Il s’agit donc ici d’un langage liturgique, et non pas “technico-scientifique”. Bien que TREMBLAY discerne un “début de science” dans cette sorte de classification des créatures, il me semble au contraire que l’esprit de cette description ne relève guère de la “science” au sens moderne. La puissance révélante du langage poétique (RICŒUR) donne à penser un Dieu Créateur mieux que ne le ferait un langage strictement référentiel. Seul le langage poétique peut dire Dieu. Le langage biblique est essentiellement (quoique non exclusivement) poétique et narratif, alors qu’une mentalité moderne, systématique et déductive, serait plutôt encline à disqualifier ce type de langage comme discours capable de dire quelque chose sur Dieu, en faveur d’une théorie référentielle de tout discours valide.
Comme pour la Genèse, on peut dire qu’il y a ici, sous-jacente, une théologie du cosmos plutôt qu’une cosmogonie.
Cette question herméneutique préalable est un pré-requis nécessaire à la compréhension de tout discours biblique, et à la possibilité même de tout discours sur ce discours. Or il s’avère précisément que ce psaume est proprement une poésie narrative, ou un récit poétique faisant d’une part écho au(x) récit(s) de la Genèse, et d’autre part allusion - quoique sobrement - au récit d’Israël. Avec ce préalable, il est donc possible de poursuivre.
2. Nature, désacralisation, et “déprofanisation”
Dans les cultes anciens astraux et ouraniens, la louange était dirigée vers les éléments de l’univers eux-mêmes, sur lesquels était projetée la souveraineté dont l’adorateur avait à la fois le besoin et la crainte; ainsi, on donnait à chaque dieu un astre ou une portion de l’univers (BOTTERO). Ces dieux, anthropomorphiques le plus souvent, avaient chacun leur rôle et régissaient qui les forces cosmiques ou telluriques, qui les cycles naturels, qui les institutions humaines, qui la vie quotidienne (DEMARIAUX).
Ce psaume - dans son langage (cf. le 1.) - convoque au contraire ces éléments pour la louange. Le fait pour eux d’exister est le motif même de la louange réclamée: “Qu’ils louent... car il commandé... et ils ont été créés” (cf. Ps 33:9 “Car il dit, et la chose arrive; Il ordonne, et elle existe” - la LXX dit “Lui a dit et ils furent; il commanda et ils furent créés” αὐτὸς εἶπεν, καὶ ἐγενήθησαν, αὐτὸς ἐνετείλατο, καὶ ἐκτίσθησαν). Les “choses” sont ainsi dépouillées de toute vertu sacrée en soi, et de toute éventuelle puissance ou nature divine intrinsèque.
Les cultes solaires idolâtres appellent les hommes à louer le soleil.
Le psaume 148 appelle le soleil à louer YHWH.
Les mythes cosmogoniques et théogoniques révèlent la sacralité du monde issu de l’ardeur créatrice de démiurges (DEMARIAUX); mais ce psaume est une protestation contre la sacralisation du créé du paganisme, et une affirmation de la transcendance et de l’altérité du Créateur.
L’hymne à Aton disait: “Soleil vivant, qui vis depuis l'origine... les hommes se lèvent sur leurs pieds... Leurs bras s'ouvrent pour adorer ton lever”.
Et l’hymne à Shamash: “De tous les dieux de l’univers, pas un d’aussi sublime... Tu scrutes la conduite... Tous sont prosternés devant toi.”
Le psaume 148 n’a aucune référence à la conduite. Il convoque au contraire croyants et incroyants, rois étrangers et enfants d’Israël pour un culte tourné vers le haut. Les éléments (soleil, lune, étoiles, vent) sont dépersonnalisés.
Par ailleurs, ce psaume met comme sur un même plan tout le créé: animaux, montagnes, arbres, et l’être humain. Est-ce là une forme de re-sacralisation vers une égale “dignité” (ici, celle de louer YHWH) de toute la création et de l’homme?
S’il y a d’une part une dépersonnalisation ontologique des éléments créées, il y a d’autre part une personnification littéraire, et même polémique, voire ironique.
En fait le langage poétique (cf. à nouveau le 1.) “donne la parole” aux éléments de la création plutôt, me semble-t-il, pour exprimer une autre réalité: celle que toute la vie est concernée par la réalité et la présence d’un Dieu créateur. C’est en somme une sorte de suppression de l’antique et rassurante frontière entre le sacré et le profane, où rien n’est “profane” si tout est appelé à la louange. C’est donc plutôt une “dé-profanisation” de toute chose, en lien ici avec une centralité du culte, une imprégnation spirituelle de tout. Ici, “tout a la foi”! Les rois, souvent considérés et craints dans l’antiquité comme médiateurs, quasi-incarnation de la divinité, sont ici réduits à l’état de simples hommes, avec le vieillard, l’enfant, et la vierge, unissant leur voix humaines dans la louange du “seul” (13).
3. Création et monothéisme(s)
Non seulement les dieux anciens sont dépouillés de leur divinité et appelés à louer YHWH, mais encore, dans ce psaume, le nom de YHWH (c.-à.-d. YHWH lui-même) est distingué de tous les autres: “car son nom est sublime, lui seul” (13, TOB).
Il n’y a pas ici la notion de l’unité/unicité du chema avec אֶחָד , mais plutôt celle de “solitude” (13 לְבַדּוֹ).
Il n’y a personne en sa compagnie, pour ainsi dire, dont le nom égale le sien en majesté (“sa majesté est au-dessus de la terre et des cieux”).
Les notions de poly-yahvisme ou de pluralité des dieux de la cour divine ne sont pas visibles ici. Au contraire, les êtres les plus proches de lui (2, “ses anges” (via la LXX)... “ses armées”) le louent, de créature à créateur.
D’autre part, on peut distinguer un parallélisme général entre ce récit poétique et celui de la Genèse, allant des éléments primordiaux (“eaux au-dessus des cieux” 4; רוּחַ “vent” 8 - pour le vent comme instrument et messager de Dieu, cf. le vent de la Genèse [Ge 1:2], de l’Exode [Ex 14:21], et aussi de la Pentecôte [Ac 2:2] - TREMBLAY), aux luminaires, au monde végétal (10), animal (animaux sauvages et domestiques, reptiles, oiseaux) jusqu’à l’homme, et ici non seulement l’homme et la femme, mais aussi enfants, vieillards, et toute la famille humaine, tant la société d’Israël (“Israël, le peuple qui est près de lui” 14) que tous les peuples qui sont loin (11). Toute notion d’idolâtrie, même de Dieu, est écartée.
4. Solitude divine et relation
Sauf à vouloir introduire de force une interprétation christologique (c’est un peu ce que fait JACQUET), notamment à l’aide du v. 5 (“il a commandé”), ce psaume présente un Dieu créateur Un en lui-même. c.-à-d. seul au-dessus de toute la création et commandant à tout le cosmos (“les lieux élevés” 1, “les cieux des cieux” 4, que JACQUET comprend comme la “voûte de la terre” plutôt que comme la notion antique de superposition des cieux; ou bien alors c’est un superlatif hébraïque).
Cette solitude divine n’est toutefois pas celle d’un deus otiosus retiré à jamais de son œuvre maintenant livrée à elle-même et ayant rompu toute relation avec elle.
Au contraire, tout le corps du psaume lui-même est un appel du psalmiste - de Dieu - à la relation.
D’une part, ce Dieu créateur est présenté comme celui qui, à l’origine de tous les éléments du créé, les met en harmonie tel un chef d’orchestre: “le psalmiste joue le rôle de chef de chœur, sa chorale c’est l’univers” (JACQUET); “une liturgie cosmique, dont l’homme est le prêtre” (TREMBLAY). Tous semblent former une même famille, appelés ensemble à la célébration de celui qui les a fait être. A cet appel, pas un ne manque. Dans cette procession, tous sont là, formant un tout. La notion de totalité est un motif qui court du début à la fin.
Et cette liturgie a lieu dans un “temple”, mais le temple, c’est l’univers.
Dans cette assemblée, le familier (arbres fruitiers, le cèdre, roi des arbres, etc.) côtoie le mystérieux (abîmes).
D’autre part, même les étrangers et les extrémités de la terre sont convoqués ensemble, ainsi que les anciens ennemis symboliques, puissances mythiques devenues inoffensives (monstres marins tanninim comme Ge 1:21; abîmes, 7), dans une réconciliation universelle et une sorte de restauration, vers lesquelles ils semblent tous tendre, notamment d’Israël éloigné (“il a relevé la force קֶרֶן de son peuple”), pendant l’exil duquel ce psaume anonyme a dû prendre sa forme définitive (la LXX, elle, l’attribuant à Aggée et Zacharie: Αλληλουια· Αγγαιου καὶ Ζαχαριου).
Israël est mentionné en toute fin du chant. Au lieu d’un “appendice patriotique” postérieur quasi-superflu et cassant la structure en diptyque (JACQUET), il me plaît d’y voir plutôt une sorte de clef de voûte de la composition.
Israël enfin où la relation par excellence se réalise, prélude d’une connivence à laquelle aspire toute l’humanité, et même toute création, ici décrite. Le v. 14 (“le peuple qui est près de lui”) présente cette proximité espérée du peuple emmené au loin, proximité théologique, proximité d’alliance, proximité vitale. Israël encore où la louange a un objet explicite et est articulée, c.-à-d. non pas comme pour les éléments du monde, par la louange de leur simple présence, mais une louange en parole, dont ce psaume même!
A la proximité d’êtres célestes (2) répond celle (où porte davantage l’emphase, vu sa position finale, justement) du peuple “près de lui” (עַם קְרֹבוֹ qui pourrait aussi signifier “du peuple dont il est proche” 2). Cet encadrement des vv. 2 et 14 me semble très suggestif pour l’interprétation globale du psaume.
5. Création et christianisme
Comme esquissé au point 4., on peut avoir de fortes réticences à déplacer l’accent de Dieu vers Jésus-Christ (RICŒUR) comme on pourrait volontiers (machinalement?) le faire dans ce passage biblique. On pourrait ainsi se servir du v. 5 (“il a commandé”; LXX: “Lui a dit, et ils furent” αὐτὸς ἐνετείλατο, καὶ ἐκτίσθησαν), du v. 6 (“lois”), du v. 8 (“parole”), voire du v. 13 (“nom”), comme aussi du v. 14 (“(une) corne”, si on traduit “il a élevé une corne pour son peuple” et si on lui donne une sens royal, et plus, messianique).
Selon moi, c’est dépasser le psaume tel qu’il est, et briser sa force d’évocation, en y injectant une théologie propositionnelle qui lui est étrangère, même en légitimant la démarche par des textes classiques (Jn 1, Col 1) qu’on pourrait assurément invoquer.
A l’inverse, le croyant chrétien fera certainement, et légitimement, une autre “lecture intérieure” d’un psaume comme celui-ci, ne serait-ce qu’à son insu...
Mais c’est tout autre chose.
Le psaume n’est pas cité formellement dans le NT, mais il s’y trouve des reprises thématiques: par ex. Ap 4:8-11 et 5:11-14 où l’on voit cette louange universelle pour le Créateur Sauveur; ou Lc 2:13-14; Ph 2:9, tous textes de louange à Jésus-Christ, ou à Dieu à cause de Jésus-Christ. Ou encore Ep 2:17, avec la notion de proximité de Ps 148:14 étendue à ceux qui sont “loin”.
Je trouve également une parenté lexicale et thématique de Ps 148:8 (“feu et grêle, neige et brouillards, vents impétueux...“) avec Hé 12:18 (“montagne... feu.. nuée... ténèbres... tempête”).
Il reste qu’une chose, présente dans les deux Testaments, mérite mention: la vertu de la parole. Parole créatrice de Dieu, pour créer, conserver, affermir, régner; parole laudatrice de la créature, du roi à l’enfant. Tout le psaume est une invitation à la parole. Le Dieu créateur est un être de parole. Sa créature par excellence tout autant.
6. Création, conservation, et salut
En lien avec le point précédent, il est possible de lire le psaume dans une certaine perspective. Il est question de tenir compte ici et du genre littéraire, et de sa composition rhétorique, et de sa tradition historique.
Si l’on tient compte de ces trois éléments pour “lire”, le v. 14 me semble pouvoir servir de clé et de rétro-projection vers tout ce qui précède. Cette “rétro-spective” à partir du dernier verset correspond à un enracinement de la notion d’un Dieu créateur dans la “création d’Israël” (Es 43:15 “Je suis l’Eternel, votre saint, le créateur d’Israël, votre roi” - et au v. 14 “votre rédempteur, le saint d’Israël”, ainsi qu’au v. 21 “le peuple que je me suis formé” - et le psaume suivant, “Qu'Israël se réjouisse en celui qui l'a créé!” Ps 149:2), une création adossée à l’expérience de salut, de libération, d’extraction de la matière primordiale de l’Egypte. Et ici, comme dans Es 43, il s’agit d’une seconde libération, d’un second exil, et d’un second Exode; c’est une reprise concise de ce que disait le psaume 147 (v. 2, exilés rassemblés et Jérusalem rebâtie; également vv. 12-14). On peut noter que si la création loue Dieu pour le fait même d’exister, les fidèles (14 ses hasidim) louent Dieu aussi, en plus, et surtout, pour un acte salvateur: “il a relevé יָּרֶם … (voilà) le sujet de louange”.
Une fois cette perspective adoptée, un parallélisme apparaît entre la conservation du monde créé et la conservation d’Israël. Non seulement YHWH a créé Israël, mais il l’a préservé et (pour ainsi dire déjà) relevé après la désolation de l’exil. De même le cosmos et la terre ont été créés mais aussi maintenus et soutenus par un créateur qui ne s’est pas retiré et désengagé: ses lois et ses ordres régissent et continuent de régir le monde et ne sont pas transgressés, y compris par lui. Il y a donc derrière cela la notion implicite d’alliances, avec la création et avec Israël.
7. Ambivalence et tohu-bohu
Quoique la louange du psaume soit universelle, ce n’est pourtant pas celle du Royaume. Elle en est l’annonce, mais elle est encore prononcée du sein de la présente ambivalence fondamentale du monde, où le tohu-bohu reste toujours sous-jacent et actif (cf. HOUZIAUX; cf. aussi le Cantique de François, “notre sœur mort corporelle”). On peut évoquer la vieillesse (12), les monstres marins (7), l’abîme (7), les eaux (4), les rois, princes, juges et peuples loin, les exils et la faiblesse (14).
Les deux éléments, quoiqu’asymétriques, restent entremêlés dans le “pas encore” du temps présent.
Vouloir échapper à ces ambivalences est la tentative (et la tentation) de toujours, un essai de maîtrise à l’échec annoncé.
La foi chrétienne trouve une issue, un sens, et un dénouement paradoxal à cette ambivalence dans son assomption par Dieu lui-même à travers l’incarnation, Gethsémané, la croix, et la résurrection. Mais c’est seulement en ombre qu’on peut évoquer cela à propos de ce psaume.
8. Limites et différences
Du chaos initial, dont il reste l’ombre, par le commandement du créateur (5) a surgi la diversité de l’univers, du cosmos, de la terre habitée, et des hommes.
Diversité solidaire, dont ici le catalogue récapitule la multiformité du créé.
En même temps, cette variété divine n’est pas Dieu. Appelée à la louange de Dieu, elle lui est extérieure, comme lui l’est pour elle: il est “au-dessus” (13), le céleste (1-2) et le terrestre (“du bas de la terre” 7) sont en dessous et sous la majesté de YHWH. Il est donc le Tout Autre, qu’on ne peut s’assujettir.
Le v. 14, toujours, nous parle de faiblesse. Si la “corne” parle de puissance et de lumière (cf. Ps 18:3 “la force qui me sauve”), l’exil fut précisément l’expérience de la perte des deux, de la déréliction. La perte de l’évidence, des repères physiques, moraux, spirituels surtout, qui allaient de soi. Une sorte d’expérience de la limite.
Du sein de cette expérience, la louange est réclamée au peuple par le psalmiste. L’aliénation est appelée au dépassement.
9. Nomination et parole
Comme esquissé plus haut, il y a ici deux types de louange: l’inarticulée, celle du monde animal et végétal, et l’articulée, celle des hommes, surtout celle - plus éclairée, plus intelligente - des fidèles.
Même une lecture courante, dans la plus malhabile des traductions, laisserait transparaître l’élément musical, poétique, rythmé, cadencé de ce texte.
Ce texte déjà là, et qui a déjà nommé YHWH, me permet aussi à moi de le nommer. La textualité de la foi (RICŒUR) s’épanouit et se déploie en louange.
Il y a là une capacité et une force performatives de la parole-écriture. En ce sens, celui qui, même innocent de toute instruction spirituelle, lirait pour la première fois ce psaume, y trouverait un signe (cf. RICŒUR, encore: “Jahvé n’est pas un nom qui définit, mais un nom qui fait signe”).
Le nom (v. 13, 2 fois) révélé de Dieu (YH, YHWH, 6 fois) encadre et pénètre tout le tissu du psaume; il est prononcé (paradoxalement, sa prononciation est perdue) en fin du psaume, après toute une trame de suggestive nomination narrative racontant, en un rapide condensé, l’histoire du monde et d’Israël.
10. Histoire et eschatologie
Si ce psaume semble être une reprise poétique des étapes de la création, et de façon plus discrète, une relecture de l’histoire des hommes centrée sur Israël distingué comme peuple de Dieu parmi les autres royaumes (11; cf. aussi Ps 147:20 “Il n'a pas agi de même pour toutes les nations, Et elles ne connaissent point ses ordonnances” - une notion guerrière reste sous-jacente au v.14, qui s’accentue au psaume 149), il est aussi un signe eschatologique d’où se dégage un sentiment d’entre-deux. Le souhait de “l’auteur” est que l’humanité et son macrocosme s’unissent spirituellement dans un culte universel parce que précisément tel n’est pas encore le cas.
En ce sens, c’est aussi un psaume d’espérance. La LXX l’explicite d’ailleurs avec un futur (qu’on pourrait aussi dire un futur du passé): ὑψώσει κέρας λαοῦ αὐτοῦ. Le projet historique de Dieu pour Israël entraîne pour ainsi dire avec lui toute l’humanité et toute la création.
Les nombreux impératifs sont en fait une forme d’aspiration à un monde recréé, une tension vers le Royaume. Les marques de l’ancien sont encore bien là, et il serait présomptueux de les recouvrir du déni tranquille d’une théologie audacieuse. Nous savons bien que les “rois” et les “princes” se préoccupent de la louange de leur propre personne et fonction, que les éléments se révoltent au-delà de la mesure, que les montagnes et les collines vacillent à l’improviste, que le vieillissement est au programme de la vie de l’enfant même (12), que le “feu” et la “grêle” sont destructeurs, que la brebis ne fait pas couche commune avec les animaux sauvages (10), que la Technique se rebelle contre ses maîtres, et que la maîtrise du monde échappe à ceux qui semblaient savoir, pour ne pas dire à Dieu, dont les ordres (5, 6) semblent parfois sans effet...
Les hommes et les éléments s’unissent par trop souvent dans un gémissement (Ro 8:20 suiv.) plutôt que dans une louange sereine.
Cet aspect du monde est lui aussi inséré, quoiqu’en filigrane, dans ce psaume qui, adossé à l’histoire, est surtout l’expression d’un dessein eschatologique et d’une aspiration qui ne peuvent véritablement se donner à dire que dans la parole poétique d’une Ecriture telle que celle-ci.
IV. En guise de conclusion: création et écologie, d’Hiroshima à Fukushima
On ne peut extraire de ce psaume la feuille de route d’un programme écologique, ou d’une politique (au sens noble) environnementale, pour le soin et la gérance de la “maison commune” au plan général ou plus local (ELLUL).
Il n’est pas plus possible de faire du récit de la création un texte scientifique (GRAPPE) qu’il ne l’est d’extrapoler de la narration poétique de ce psaume et de son langage non-technicien des règles évidentes et des lignes de conduite précises d’une éthique écologique pour la communauté et l’individu.
Tout ce que fait ce psaume, c’est sur le mode de la suggestion et de l’évocation. La responsabilité reste à l’homme. En effet, et premièrement, la compréhension de la nature créée repose ici sur une compréhension spirituelle de la création et de l’histoire.
Ensuite, cette harmonie dans la louange - souhaitée plus que réalisée - évoque à la fois la place et les limites respectives de chaque élément de cet inventaire représentatif (que JACQUET dit être inspiré de l’onomastique égyptienne), avec celles, particulières, de l’être humain, l’ensemble étant posé dans une perspective de libération (v. 14, toujours).
Assurément une perspective qui n’est pas partagée par tous les acteurs et porte-parole de l’écologie. Et perspective aussi qu’il n’est pas possible ni pensable (heureusement!) d’imposer.
Le but de ce psaume semble être premièrement de donner sens à l’existence de ce qui existe, et à la course et la vocation de l’homme (pour quoi? et non pas pourquoi? GRAPPE), mais il laisse à l’homme le soin et la responsabilité des conséquences à tirer et des attitudes à déduire.
Le psaume 148 parle surtout de ce qui a été fait (par Dieu).
Il suggère par là ce qui doit être fait (par l’homme).
Par ailleurs, avec BOUGIE, on peut dire que ce psaume donne un éclairage opportun sur le rapport de l’homme à la nature, qu’il remet en cause, à contre-pied à la fois d’une vision mythologique du monde (les forces naturelles dominent l’homme) et d’une vision technocratique (l’homme domine la nature), et en faveur d’une vision solidaire (l’homme et la nature en interrelation mutuelle devant Dieu).
La théologie de ce psaume est une protestation contre le dieu technologique et la démesure d’une science dominatrice et prédatrice de la nature.
Mais elle me semble également une protestation contre la conception de l’homme comme simple “fragment du monde”: c’est bien l’homme qui ici entraîne la création dans ce chant.
Enfin il faut ajouter que, si l’harmonie universelle est un trait marquant de ce psaume, la disharmonie universelle, plutôt, semble être aussi l’expérience commune, tant parmi les “fidèles” que parmi les “infidèles”, sans parler de la nature.
Réclamer le chant de ce psaume à contretemps à ceux qui ont suspendu leurs harpes aux saules peut nous faire entrer en fâcheuse compagnie. Tout comme le chant innocent de ce psaume peut cruellement devenir un calice d’amertume pour qui traverse le tohu-bohu.
C’est seulement dans une tension lucide qui aura pris en compte l’épaisseur dramatique de l’existence humaine, de l’histoire, et du cosmos lui-même, qu’il peut être chanté, pour soi, pour autrui et, pour ainsi dire, pour la création, comme un hymne d’espérance où la louange universelle est en fait l’expression en parole de la foi au Créateur-Sauveur qui entrevoit la restauration d’un monde réconcilié dans une intimité de l’homme avec Dieu.
Mais, en attendant, et cela dit, sinon l’égale dignité, du moins la dignité propre et la valeur intrinsèque du créé et de l’être humain, ici affirmées devant Dieu, sont à la fois une invitation discrète mais expresse au soin de la demeure commune (la seule que nous ayons), et aussi un réapprentissage de la limite: quasiment tous les éléments de cette énumération sont hors de la maîtrise humaine.
Mars 2011 restera d’ailleurs vraisemblablement, à ce titre, une date signalée pour ce réapprentissage.
V. Bibliographie et sources consultées
J. Bottéro (1998). La plus vieille religion - En Mésopotamie. Gallimard.
P. Bougie (2077). "Le Psaume 148 : un hymne de louange".
http://www.interbible.org/interBible/cithare/psaumes/2007/psa_070316.htm
D. Bourg (2010). "L'éco-scepticisme et le refus des limites". Etudes 7-8(413):29-38.
J.-C. Demariaux (2002). Pour comprendre les religions. Cerf.
P. Gisel (2008). "Théologie de la création". In A. Birmelé, P. Bühler, J.-D. Causse, & L. Kaennel (éds.), Introduction à la théologie systématique, pp. 401–427. Labor et Fides.
C. Grappe (2009). "Le créationnisme et les données bibliques". Etudes Théologiques et Religieuses 84(1):95–108.
L. Jacquet (1979). Les Psaumes et le cœur de l’homme. T. 3, Psaumes 101 à 150 - étude textuelle, littéraire et doctrinale. Duculot.
L. S. M’Caw & J. A. Motyer (1988). "Psalms". In D. Guthrie, J. A. Motyer, A. M. Stibbs, & D. J. Wiseman (eds.), The Eerdmans Bible Commentary, pp. 446–547.
P. Ricœur (1969). "Le ‘péché originel’ : étude de signification". In Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, pp. 265–282. Seuil.
P. Ricœur (1994)."‘Entre philosophie et théologie II : nommer Dieu". In Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, pp. 281–305. Seuil.
F. Rognon (2007). Jacques Ellul : une pensée en dialogue. Labor et fides.
C. Stuhlmueller (1988). "Psalms". In J. L. Mays (ed.), Harper’s Bible Commentary, pp. 433–494. SBL - Harper & Row Publishers.
H. Tremblay (2005). "La louange universelle (Psaume 148)".
http://www.spiritualite2000.com/page-256.php
W. A. VanGemeren (1991). "Psalms". In F. E. Gæbelein (ed.), The Expositor’s Bible Commentary, Vol. 5, pp. 3–880. Zondervan.
Ces deux émissions, quoiqu'anciennes, sont toujours en ligne:
France Culture - Du grain à moudre (18.01.2011). "Les animaux font-ils les frais de l'humanisme?"
France Culture - Du grain à moudre (21.02.2011). "L'homme est-il propriétaire de la nature?"
F. Giannangeli
novembre 2017