version du 23/07/2017
De Jean à Jésus
1-6 / Le doute, signature de la foi disponible
1-6 / Le doute, signature de la foi disponible
1 "Lorsque Jésus eut achevé de donner ses ordres à ses douze disciples, il partit de là pour enseigner et proclamer le message dans leurs villes." NBS
C'est un enchaînement avec Mt 4:23, avec une reprise de l'itinérance.
On voit que Jésus circule et enseigne de plus en plus en dehors de l'establishment religieux.
L'atmosphère est d'emblée plus tendue, et l'hostilité envers son enseignement gonfle.
D'ailleurs la délégation d'un Jean devenu dubitatif et la réponse assez directe de Jésus suivie de l'interpellation de la foule – au mauvais sens du terme – et de la réprobation des incrédules à son égard donnent immédiatement le ton de cette section.
Les disciples, qui au chapitre précédent viennent d'être envoyés avec beaucoup d'instructions et de recommandations et dotés de pouvoirs miraculeux, passent ici à l'arrière-plan (ils ne réapparaissent qu'en Mt 12:1, avec la polémique sur les épis arrachés un jour de sabbat).
Ici Jésus s'adresse à deux catégories de personnes :
- la foule capricieuse, qui n'a besoin de rien (vv. 7-24)
- parmi elle et abandonnées à leur sort, les âmes souffrantes, qui ont besoin de tout (vv. 25-30 ; ce sont "les pauvres" du v. 5)
Avant cela, l'étrange et inattendue ambassade des disciples de Jean, et la réponse incisive à double tranchant de Jésus.
2-3 "Jean, ayant entendu parler dans sa prison des œuvres du Christ..."
Beaucoup de choses à voir et à dire sur ce verset.
Concernant l'articulation du ministère de Jean et de celui de Jésus.
Concernant l'intelligence messianique de Jean, et celle de ses disciples.
Concernant le messianisme du judaïsme de l'époque.
Concernant l'identité de Jésus.
Je tenterai de répondre globalement à ces diverses questions.
Au sujet du sort de Jean, Matthieu fournit des explications de façon dispersée : il avait rapporté son emprisonnement déjà en Mt 4:12, mais en passant, et sans fournir de détails.
La construction du récit n'est pas linéaire, et ce n'est que plus loin, en Mt 14, qu'on apprend le nœud de l'affaire, que Mathieu raconte là sous forme de flash-back.
Il est frappant de voir comment Jean et Jésus ont eu tous deux affaire au même autocrate.
Il est aussi frappant de constater comment les péripéties de la trajectoire de Jean ont influencé celle de Jésus :
- à la nouvelle de son arrestation, Jésus se retire dans le Nord (il s'éloigne aussi là de Nazareth – Mt 4:12ss.)
- à la nouvelle de son exécution, Jésus une nouvelle fois se retire, probablement encore loin de Nazareth, où il se trouvait juste avant (lire Mt 13:53 à 14:13).
On peut se demander pourquoi l'enquête de Jean à travers la délégation de ses disciples est provoquée par la relation des œuvres du Christ.
C'est d'ailleurs la seconde fois que les disciples de Jean, perplexes, viennent interroger Jésus. Ils étaient déjà venus en délégation en Mt 9:14 (sur la question du jeûne), sans qu'on sache bien si là c'était de la part de Jean ou non.
Noter en passant que c'est Matthieu qui parle ici du Christ, a posteriori (comme en Mt 1:16 par ex.). Jean l'avait désigné en Mt 3 comme celui qui venait après lui avec un baptême de feu (de jugement). Mais il ne l'avait jamais désigné comme le Christ. Ce n'est qu'en Mt 16 qu'on voit cela pour la première fois, et dans la bouche de Pierre.
Si Jean est ainsi perplexe, on ne peut conclure qu'une chose : ce n'est pas exactement ce qu'il attendait, lui non plus.
Il est curieux qu'on s'interroge souvent sur la réponse de Jésus, mais jamais sur la question de Jean.
D'ailleurs, cette incompréhension était prévisible : ni Jean, ni les apôtres, ni les disciples n'ont eu une vision claire de l'identité de Jésus immédiatement.
Et cela ne peut nous étonner, et nous parle au contraire de notre propre cécité : on peut se demander si notre Christ n'est pas parfois une image de notre construction.
L'idolâtrie n'est pas le fait des peuplades primitives : elle est inscrite au cœur de notre nature humaine, qui aime le fruit de son imagination.
Seule l'Écriture, par l'Esprit, peut nous libérer de cette gangue, sauf si nous l'emprisonnons elle aussi dans nos préjugés et la figeons dans nos formules de piété.
Le malentendu, la mécompréhension de Jean se sont semble-t-il perpétués chez ses disciples pendant des années après sa mort : en Ac 19, on en rencontre encore pour qui la nature transitoire de la mission de leur maître n'était pas si claire.
Quant à la réponse de Jésus, elle ne nous étonne plus comme elle le devrait !
On ne peut croire que Jean était le seul à ignorer tout ce que Jésus lui envoie dire en guise de réponse. Tout le pays, et jusqu'à Hérode (Mt 14:1) avait entendu parler des miracles et des signes en grand nombre qui accompagnaient Jésus, et sa renommée se répandait même au-delà des frontières d'Israël :
Mt 4:23-25
"Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.
Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui amena tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments : démoniaques, lunatiques, paralysés ; il les guérit.
Et de grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d’au-delà du Jourdain."
Mt 9:35
"Jésus parcourait toutes les villes et les villages, il y enseignait dans leurs synagogues, proclamant la Bonne Nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute infirmité."
Et le texte dit précisément que la raison de la délégation des disciples fut que Jean avait entendu parler, même en prison, des œuvres du Christ.
Donc Jésus ne l'informe pas de tout ce qui se passe, mais corrige l'interprétation qu'il en fait, et dissipe un malentendu sur sa personne et la nature de sa mission et des ses œuvres.
Et, chose à remarquer, il le fait même sur le mode d'une mise en garde, assurément à l'intention de Jean aussi : "heureux celui qui n'aura point été scandalisé en moi" (MARTIN).
On ne peut que constater qu'il y a une dissonance dans l'esprit de Jean à propos de Jésus. Et lorsque nous lisons ces lignes, nous nous laissons souvent aller à une petite satisfaction intérieure : même Jean n'avait pas bien "tout compris", alors que nous, si !
Voilà une façon sûre de nous garantir la tranquillité...
Il y a ici deux scandales : celui dont on se scandalise quand Dieu, ou l'Écriture, ou les faits ne correspondent pas à ce que nous attendions ou nous imaginions.
Et celui dont Dieu, ou l'Écriture, ou les faits veulent nous scandaliser.
En un mot : l'Évangile est un scandale : heureux celui qui ne s'en scandalisera pas, mais qui se laissera scandaliser par lui.
Le premier scandale fait perdre la foi, le second amène à la foi qu'il interroge à fond.
Qu'y avait-il donc de scandaleux (pour Jean) dans la réponse de Jésus ? Quelle était donc la méprise toujours là de Jean au sujet du Christ contre laquelle Jésus le met en garde ?
Quelle est cette pierre d'achoppement qui pourrait le faire "tomber" ? Quel est ce piège dans lequel il l'invite à ne pas tomber ?
À mon avis, et quitte à scandaliser l'orthodoxie courante, il me semble que Jean partageait – tout envoyé de Dieu qu'il était – une image du Messie qui ne correspondait pas au vrai Messie. Son Christ était en partie imaginaire : d'où sa perplexité, son hésitation, son enquête.
Sa question à Jésus est on ne peut plus explicite et révélatrice :
"Est-ce toi, celui qui vient, ou devons-nous en attendre un autre ?" NBS
Sa vision du Messie n'était pas entièrement fausse, mais en dépit de la révélation divine, elle était et demeurait faussée. Elle était en partie révélée, et – comme pour les autres, disciples, apôtres, zélotes, Pharisiens, etc. – en partie héritée.
Quoi de plus naturel ? Et pouvait-on s'attendre à autre chose, en fin de compte ?
La peinture que donne du Messie l'AT était-elle si claire, qu'on puisse le reconnaître sans autre révélation ?
Ce n'est qu'a posteriori qu'elle nous paraît claire, à nous.
Et elle ne s'impose pas "juste en lisant" : c'est encore le résultat d'une œuvre divine (vv. 25-27), et encore une question de foi (v. 15).
Et cette foi s'engendre dans le doute : la voie de la foi, c'est le doute.
Ce n'est donc pas tant chez Jean un moment de "faiblesse" – comme il se dit – qu'une conception inadéquate de fond, et une révélation en formation pourrait-on dire.
Sa vision était héritée des pères, d'une certaine lecture des Écritures, et des notions qui étaient alors dans l'air.
Si on reprend ici son parcours (je m'en tiens au récit de Matthieu), on voit en Mt 3 que sa conception de "Celui qui devait venir" est biaisée : elle est centrée uniquement sur la réprobation, le péché, la repentance, la confession des péchés, le jugement, le feu.
De plus, on ne note guère, ou on ne veut pas noter, que même la mention du baptême de l'Esprit – au v. 11, la première de tout le NT – est dans le cadre (avant et après) d'un jugement, ce qu'exprime le feu (et qu'on retrouve au v. 12 "brûlera") :
Moi, je vous baptise dans l'eau, pour un changement radical ; mais celui qui vient derrière moi est plus puissant que moi, et ce serait encore trop d'honneur pour moi que de lui ôter ses sandales. Lui vous baptisera dans l'Esprit saint et le feu.
Il a sa fourche à la main, il nettoiera son aire, il recueillera son blé dans la grange, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s'éteint pas.
Selon moi, l'expression "dans l'Esprit saint et le feu" est un hendiadys : il y a deux termes pour dire une même chose, quoique coordonnés par un "et".
Et cette chose, c'est le jugement : le v. 12 explique le v. 11.
Et cette expression ne se trouve qu'ici, sauf erreur (et dans le parallèle Lc 3:16).
L'idée, l'aspect du baptême de l'Esprit courants (surtout en milieu charismatique – puisqu’hélas il y aurait deux christianismes, le charismatique et l’autre –, où ce texte est systématiquement arraché à son contexte) me semblent bien absents de l'esprit du contexte.
Et il ne faut pas oublier que Jean adresse ces paroles (tout le passage des vv. 7-12) aux nombreux Pharisiens et Sadducéens (v. 7) qui tout en venant vers Jean comptent plus sur leur impeccable pedigree abrahamique pour être déclarés purs que sur son baptême.
Ce passage montre à sa manière combien était encore partielle la notion du Messie qu'avait Jean. Et rien à voir avec la colombe du v. 16 !
On voit donc que l'intelligence qu'avait Jean du Messie était juste mais incomplète.
Cela ne peut nous étonner. C'est bien plutôt le contraire qui aurait été étonnant !
On peut aussi considérer que sa conception avait encore un autre biais : pour lui, l'avènement du royaume était imminent, une question de jours. C'est la nette impression qu'on retire de Mt 3 :
Déjà la hache est prête à attaquer les arbres à la racine : tout arbre donc qui ne produit pas de beau fruit est coupé et jeté au feu.
Moi, je vous baptise dans l'eau, pour un changement radical ; mais celui qui vient derrière moi est plus puissant que moi, et ce serait encore trop d'honneur pour moi que de lui ôter ses sandales. Lui vous baptisera dans l'Esprit saint et le feu.
Il a sa fourche à la main, il nettoiera son aire, il recueillera son blé dans la grange, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s'éteint pas.
L'Évangile consiste-t-il à dépeindre Christ crucifié ou bien la fourche à la main ?
Jean devait être assez perplexe : il avait pavé la voie à quelqu'un de plus puissant que lui, mais il croupissait en prison, assailli de doutes !
Il avait été au désert le précurseur d'un Envoyé puissant. Mais visiblement celui-ci n'est pas à la hauteur de ses espérances.
Où était le royaume annoncé, attendu, imminent ? Pourquoi le méchant n'était-il pas jugé, pourquoi était-ce lui, le juste, qui l'était ?
A-t-il prononcé, prophète téméraire à qui Dieu n'aurait pas parlé, de fausses prophéties, a-t-il suscité un espoir vain ? Que fait au juste Dieu ? Quel est le sens de tout cela, vu que rien n'a changé ? Et pourquoi le Messie ne délivre-t-il pas Israël d'Hérode et lui de sa prison ? Quel est ce libérateur qui ne libère de rien, et ce juge qui laisse faire ? Où est la cognée ? Où est le van ? Où est le feu ? En un mot, où est la Colère (v. 7) ?
Jean est dans la confusion : d'où l'envoi des disciples.
Ce n'est pas pour demander une petite précision, ou des points de détail : c'est toute son idée du Messie qui vacille !
Les œuvres de Jésus dont il a entendu parler dans sa prison, voilà ce qui le trouble, et non pas l'absence de telles œuvres !
Surprenant !
On s'attendrait au contraire à ce qu'elles le confortent à propos de l'identité de Jésus !
Certains commentaires (MOUNCE / NIBC signale FENTON, 1963) veulent voir ici chez Jean non pas l'expression de doutes mais au contraire d'un commencement de foi : voilà bien une tentative désespérée pour contourner le paradoxe du texte.
On est d'autant plus surpris que certains textes dits "messianiques" d'Ésaïe – le même prophète qui justement avait annoncé la venue du précurseur – semblent précisément décrire à l'avance ces "œuvres du Christ" : Es 29:18-19 ; 35:5-6 ; 61:1.
Force est de constater que, dans l'esprit de Mt 3:1-12, et tout comme dans sa propre mission où il n'y eut pas de miracles, toutes ces œuvres miraculeuses n'étaient pas pour Jean la signature du Messie.
On a un indice que Jean était sur une fausse piste déjà là : en Mt 3:13-17, juste après, l'Esprit oint et consacre Jésus ("l'Oint") sous la forme discrète, calme et pacifique d'une colombe, qui détone avec le discours de Jean qui précède.
Je vois deux parallèles avec ce passage de Matthieu 3 (où à l'onction pacifique de Jésus s'oppose le feu messianique de Jean) :
- les paroles de douceur et de bienveillance de Jésus pour les fatigués et les chargés (11:38), au contraire des paroles dures et intransigeantes envers les Pharisiens (// 3:7) en Mt 23
- le murmure doux et léger de l'authentique présence divine, au contraire de la violence du vent, du tremblement de terre et du feu. C'est dans cet antique récit d'Élie de 1 R 19.
Or Jean, c'est Élie (11:14) !
Note
Il y a une variante ici (sans conséquence sur le sens), probablement par assimilation au parallèle Lc 7:18.
διὰ / δύο... dia / duo "par ses disciples" / "deux de ses disciples"
3 "celui qui doit venir... attendre... un autre"
Voilà trois termes qui décrivent et entourent parfaitement l'attente messianique d'Israël.
• "celui qui vient / doit venir" (ὁ ἐρχόμενος ho erchomenos) est une formule devenue classique concernant la venue de Dieu / de son Messie. On la voit déjà en Ps 118:26 ou Es 59:20 :
"Béni soit celui qui vient au nom de Yahweh!" CRAMPON
TM ברוך הבא בשם יהוה
LXX εὐλογημένος ὁ ἐρχόμενος ἐν ὀνόματι κυρίου ("au nom du Seigneur")
"Mais pour Sion il viendra en Rédempteur" CRAMPON
TM ובא לציון גואל ("en goel")
LXX καὶ ἥξει ἕνεκεν σιων ὁ ῥυόμενος
(ἥξει futur de ἥκω, synonyme de ἔρχομαι)
Sous-jacente, une idée de divinité de celui qui vient au nom de Dieu. Et Israël attendait quelqu'un (Celui qui...), pas seulement quelque chose ou quelque chose de nouveau, un rétablissement des choses.
• "attendre"
C'est anticiper en pensée (προσδοκάω) ce / celui qu'on espère ou qu'on craint, être dans l'expectative (Vulgate exspectamus).
Quoi d'autre que l'attente caractérise mieux Israël : dès la nuit de la Pâque et l'attente du jour et de la libération, jusqu'à l'attente "de la consolation d'Israël" (Lc 2:25 ; 23:51) ?
Jean avait précisément pour mission de nourrir cette attente de celui qui devait venir derrière lui (Mt 3:11).
• "un autre"
L'histoire du messianisme juif est parsemée d'attentes déçues (cf. Hadas-Lebel, Mireille. 2014. Une histoire du Messie. Albin Michel), jusqu'au célèbre Sabbataï Tsevi, lequel finit par se convertir à l'islam en laissant ses partisans dans la confusion (cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sabbata%C3%AF_Tsevi).
Et l'histoire de l'Église est elle aussi ponctuée d'accès de frénésies messianiques, toutes dramatiquement déçues en ayant laissé dans le dépit et la déroute ceux qui avaient été séduits (cf. Pate, C. Marvin, et Calvin B. Haines. 1994. Doomsday Delusions: What’s Wrong With Predictions About the End of the World. Intervarsity).
Ici, Jean est pris d'un doute tragique : est-ce lui ou est-ce un autre ?
Si bien que ce passage pose ouvertement la question de l'identité de Jésus : Jean se la pose, la pose à Jésus, et l'Évangile nous la pose à nous.
4-6 / la réponse de Jésus
Jésus renvoie les émissaires de Jean avec une réponse indirecte : c'est Jean lui-même qui devra donner sa propre réponse à sa question.
Et en cela, rien d'étonnant : ce sera la même chose avec Pierre et les disciples ("et vous, qui dites-vous que je suis?" Mt 16:15).
Sauf erreur de ma part, Jésus n'a jamais dit lui-même à personne qu'il était le Messie (sauf à la Samaritaine, une femme méprisée de tous qui se cachait au midi, Jn 4:26).
La foi ne dicte pas et ne se dicte pas ("C'est mon Père..." Mt 16:17). C'est quand la voix de Dieu (Mt 3:17) devient notre voix que naît cette confession de foi.
Le v. 5 reflète les passages d'Ésaïe mentionnés plus haut et résume le type de ministère qu'a été celui de Jésus dans les précédents chapitres. D'une certaine manière, Jésus donne à entendre à Jean ce qu'il attendait : l'avènement de "celui qui vient" s'entend et se voit. D'un autre côté, il ne lui apprend rien : les miracles de Jésus sont de notoriété publique.
Et de plus Jésus omet-il volontairement la libération des captifs dans son allusion à Es 61:1 ?
À vrai dire, la véritable réponse de Jésus est dans les versets 5 et 6 : l'annonce aux pauvres (// Es 61:1 "Il m'a envoyé porter une bonne nouvelle aux pauvres" לבשר ענוים) et la mise en garde aux autres.
- "la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres"
καὶ πτωχοὶ εὐαγγελίζονται·
- "Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute"
καὶ μακάριός ἐστιν ὃς ἐὰν μὴ σκανδαλισθῇ ἐν ἐμοί
"Heureux celui qui n'abandonnera pas la foi en moi !" BFC
"Mais bienheureux est celui qui n'aura point été scandalisé en moi." MARTIN
En langage plus concret : heureux celui qui ne tombera pas sur moi !
Cette dernière béatitude rappelle la première, celle de Mt 5:3 : c'est ce royaume de Dieu que Jésus est venu inaugurer. La mention des pauvres semble en dissonance ou en décalage par rapport aux accents du message de Jean (la repentance et le jugement messianique).
Les pauvres annoncent les enfants (v. 25) et les affligés (v. 28) de la fin du chapitre.
Et aussi ceux à qui sont révélées les choses cachées aux riches (v. 25).
Variante classique.
Il est bien plus plausible que "œuvres" ait été changé en "enfants" que l'inverse : on ne voit pas trop ici le sens précis de "œuvres", et on l'aura spontanément harmonisé avec le texte de Luc (Lc 7:25).
"Œuvres" est donc le texte original.
NET
since “children” is the reading of the parallel in Luke 7:35, scribes would be motivated to convert the less colorful “deeds” into more animate offspring of wisdom.
Dans la section précédente (Mt 11:7-24), l'atmosphère est passablement tendue.
Après un échange lui-même assez tendu avec les émissaires de Jean, une adresse rude à la foule et aux villes impénitentes, Jésus change d'interlocuteurs.
Il n'est pas utile de chercher une chronologie précise. Le "En ce temps-là" suffira (idem en 12:1 juste après).
NIBC veut structurer le passage en trois parties (une action de grâces, un soliloque, une invitation).
C'est juste formellement, mais ces trois parties sont intimement liées quant au sens.
Il serait malvenu de les séparer.
(dans une prédication par exemple : bien des prédicateurs désagrègent l'Écriture et disjoignent les passages bibliques comme on le ferait d'un gibier qu'on dépèce. Une lecture atomisée qui désintègre l'esprit, et qui finit le plus souvent dans la récitation d'un catéchisme sans risques)
S'adressant d'abord au Père, il se tourne ensuite vers ceux dont il n'a pas été question jusqu'ici, occultés qu'ils étaient par les polémiques, les discussions, les argumentations.
Le v. 27 est-il un monologue inséré ("le Père... le Fils"), ou bien s'adresse-t-il déjà à ceux qu'il invite au v. 28 ?
C'est une reprise des paroles de Mt 9:36, la foule languissante et abattue des âmes fatiguées et chargées.
Là il enjoignait aux disciples de se faire bergers, ici il s'adresse aux brebis d'Israël défaillantes et laissées à l'abandon sans bergers.
Des critiques considèrent que ce passage est trop ouvertement "christologique" pour être authentique, et a été construit a posteriori ("This meteorite from the Johanine heaven..." – selon l'un d'eux cité par NIBC).
En effet, Jésus parle de lui-même comme le Fils, ce qu'on ne trouve dans la bouche de Jésus – sauf erreur – qu'ici et en Mt 24:36.
En Mt 24 (idem en Mc 13:32), on trouve d'ailleurs la même mention du Père et du Fils : "...ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul".
Partout ailleurs, il se désigne comme le fils de l'homme.
(il n'est pas pertinent de faire peser le sens sur une majuscule ou une minuscule, ce que le texte grec ne connaît pas)
La critique tombe et se trouve sans objet si l'on considère que tout Matthieu – tout comme Jean – est une remémoration et une réécriture d'après les faits.
Comment pouvait-il donc en être autrement ?
C'est du temps perdu que de chercher à dissocier entre les niveaux d'authenticité des paroles de Jésus !
On a trop tendance à considérer les évangiles comme des reportages de journal. Il n'en est rien !
Nous ne connaissons Jésus qu'à travers le portrait (divers) de Matthieu (et des autres évangélistes).
Tout autre Jésus nous est et nous restera inaccessible. Notre foi ne dispose pas d'autre Jésus que celui des Écritures.
Le v. 25 décrit l'œuvre révélatrice du Père.
Que révèle le Père ? "Ces choses".
Idem au v. 27 : "toutes choses m'ont été données".
Les termes sont tellement généraux qu'on ne peut que les laisser généraux : il s'agit de la nouvelle révélation de Dieu à l'homme, et de la nouvelle relation de Dieu avec l'homme, voulues de Dieu (v. 26) et inaugurées par la venue de Christ en chair (encore un mystère pour eux, et pas moins pour nous).
À l'époque de ces paroles, "ces choses" ont encore des contours incertains pour la foule d'Israël comme pour les disciples qui viennent juste d'être appelés (Mt 10).
L'invocation de Jésus ("Je te loue, Père, seigneur du ciel et de la terre") est typiquement juive.
NIBC la rapproche de celle du Siracide (vers 200 av. J.-Ch., en hébreu) :
Je veux te rendre grâce, Seigneur roi, et te louer, Dieu mon sauveur. (Sir. 51:1 TOB)
Ce n'est pas "aux sages et aux intelligents" qu'une telle révélation pourra advenir.
On retrouve exactement la même pensée chez Paul :
"Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.
Où est le sage ? Où est le docteur de la loi ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ?" 1 Co 1 :19-20 TOB, citant Es 29.
Je ne peux m'empêcher de faire ici une parenthèse.
Il s'agit de la fierté de la sagesse et de l'intelligence qui résiste à Dieu et à qui Dieu résiste.
Ici, le texte vise l'orgueil et les préjugés qui empêchent de reconnaître Jésus comme Messie : il y avait trop à perdre, en statut, en prestige, en emprise spirituelle sur les âmes d'Israël.
Dans Es 29, il s'agit des "yeux" (les prophètes) qui ne voient rien pour le peuple ; des "têtes" (les voyants) qui sont voilées et pour qui l'Écriture est voilée (voir là les forts versets 11-13).
À Corinthe, les factions de l'Église avaient au moins un point commun : entichés de fière sagesse et de connaissance superbe, ils étaient restés, les uns comme les autres, des enfants (pas dans le sens que lui donne Jésus en Mt 11 !), incapables de supporter de la nourriture solide (1 Co 3).
Ce sont là des textes en or pour ceux qui sont prompts à faire l'éloge de la sainte ignorance, à encenser l'inculture, à changer l'ingénuité en vertu spirituelle.
Sans se rendre compte que ce culte à la "simplicité" rend les âmes disponibles aux charlatans, aux camelots de la religion, aux sectes subtiles, et que le manque infantile d'esprit critique dispose au suivisme béat ou bigot.
On aura beaucoup de mal à me persuader que la médiocrité, la suffisance, l'absence de rigueur, l'indigence d'esprit, le simplisme du discours et l'ignorance volontaire sont de belles vertus cardinales propres à favoriser la révélation de Dieu au cœur.
Quel est donc cet art typiquement "chrétien" de tout confondre ?
Pourquoi ajouter la misère à la misère pour plaire à Dieu.
Ici, la science des Écritures et l'esprit de prêtrise des scribes et des Pharisiens amoureux (et dépendants) de leur office de médiateurs du sacré, ont servi de bastion pour les chefs du peuple pour se réfugier loin des remises en question.
Et empêtrés dans leurs robes longues jusqu'à terre et leurs toges seigneuriales, ils barraient la route du Seigneur à leur âme, premièrement, et à celles des petits du peuple, ensuite.
Ces petits, ces humbles, ces enfants (v. 25), ce sont les disciples qui, libres de préjugés et n'ayant pas d'enjeu à sauvegarder, répondirent – illettrés comme instruits – avec une foi simple à l'invitation du Seigneur.
Il ne faut donc pas mettre ces paroles du Seigneur au service de nos catégories faciles et satisfaites.
D'autant plus que bien souvent la fierté de savoir est le fait des ignorants, et la modestie de ne rien savoir et la disponibilité d'un enfant se trouvent chez des savants discrets qui savent qu'ils ne savent pas beaucoup.
L'étude – mot majeur chez les Juifs, d'alors et d'aujourd'hui – peut éloigner du Seigneur ou rapprocher de lui et de la vérité.
Ce n'est pas une question d'étude, mais une question d'attitude intérieure.
Et chacun peut être cet enfant disponible, ouvert à l'instruction, confiant, et modeste par définition dont parle Jésus, et l'instant d'après un exécrable pharisien doctrinaire et sûr de lui.
Qu'on cesse donc de faire l'éloge de l'ignorance et de la naïveté mentale.
Ceux qui se livrent à cette sorte d'apologie en sont en général bien dotés.
Ce désolant discours, tantôt clair, tantôt jouant de la suggestion – mais une de ses constantes débilitantes se reconnaît aisément à travers les siècles et les groupes : décourager la lecture d'autres livres que la Bible, ou s'en tenir à la littérature interne "saine" pourvue d'un imprimatur bien dans la zone de confort et de contrôle – ce discours tient de l'idéologie pieuse pour tenter de se rassurer soi-même de sa propre faiblesse, en simplifiant la vie en un microcosme minuscule bien balisé de catéchismes succincts et tranquilles sans cesse rabâchés.
Faiblesse que certainement on comprendra bien, vu que c'est notre lot commun.
C'est aussi une fuite pseudo-spirituelle devant la complexité de la vie, et – autant le dire tout de go – de la Bible.
Cette "simplicité"-là est un petit dieu à qui il ne faut pas rendre un tel culte.
Serait-elle inexcusable ?
Le v. 27 décrit l'œuvre révélatrice du Fils.
Que révèle le Fils ? "le Père".
C'est encore une révélation voulue ("celui à qui le Fils veut le révéler").
D'après les remarques de MOUNCE / NIBC, ces paroles de Jésus aux accents johanniques ont aussi été la cible de diverses tentatives pour les "dé-johanniser"...
En considérant qu'elles ne sont pas authentiques (belle solution de facilité).
En y voyant une influence gnostique, à cause de l'accent mis sur la connaissance (mais il y a longtemps que l'Écriture parle de la connaissance de Dieu, et bien avant la gnose ; cf. Os 6:7 entre mille).
En comprenant les articles définis dans un sens générique : le père connaît le fils, c.-à-d. tout père connaît son fils, etc. (solution de désespoir).
Ici apparaît une trinité de relation et de connaissance : le Père / le Fils / le croyant, le "celui" du v. 27.
Est-il besoin de même préciser que tout cela ne se résume pas dans une saine doctrine, un article de catéchisme, une récitation de versets bibliques, une piété ostensible, ou des prêches téméraires.
Il n'y a pas de quatrième dans cette trinité-là.
28-30 / La fin du discours de Mt 11
"Venez à moi, vous tous qui peinez sous la charge ; moi, je vous donnerai le repos.
Prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos.
Car mon joug est bon, et ma charge légère." NBS
Le texte est :
28 Δεῦτε πρός με πάντες οἱ κοπιῶντες καὶ πεφορτισμένοι, κἀγὼ ἀναπαύσω ὑμᾶς.
29 ἄρατε τὸν ζυγόν μου ἐφ᾽ ὑμᾶς καὶ μάθετε ἀπ᾽ ἐμοῦ, ὅτι πραΰς εἰμι καὶ ταπεινὸς τῇ καρδίᾳ, καὶ εὑρήσετε ἀνάπαυσιν ταῖς ψυχαῖς ὑμῶν
30 ὁ γὰρ ζυγός μου χρηστὸς καὶ τὸ φορτίον μου ἐλαφρόν ἐστιν.
On peut penser – et je le pense – que le v. 28 explicite pour nous les vv. 25-27.
D'une part, "les sages et les intelligents", qui n'ont besoin de rien, ni d'autre révélation du Seigneur (Dieu, c'est leur affaire !) : ceux -là ne sont pas fatigués, et s'ils sont chargés, c'est de suffisance.
Malheur à nous : c'est ce que nous sommes parfois !
D'autre part, les "enfants" : les disciples disposés à venir à Jésus et à recevoir ses instructions, son joug.
Ceux-là on été fatigués par d'autres jougs auparavant : le joug des hommes, le joug de la loi, le joug de leur propre misère.
Fatigués comme on le dit d'une pièce mécanique qui fatigue, qui s'use, qui se fragilise.
C'est la machine qui est fatiguée !
Chargés comme on le dit d'une bête de somme, bâtée jour et nuit.
Jésus ne leur demande pas de prendre son joug par-dessus tous les autres qu'ils portent déjà et qu'on leur a mis sur le cou, mais à leur place.
Je comprends : Prenez plutôt mon joug.
Il est fort probable selon moi que Jésus n'a pas utilisé ici le terme joug pour rien, d'autant plus qu'il est question d'instructions, ses instructions.
Litt. "apprenez de moi / soyez mes disciples" καὶ μάθετε ἀπ᾽ ἐμοῦ.
Il y a aussi une insistance sur le "moi" :
ἄρατε τὸν ζυγόν μου ἐφ᾽ ὑμᾶς καὶ μάθετε ἀπ᾽ ἐμοῦ
Soit : prenez mon joug et recevez mes instructions.
Ou : prenez le joug que moi je vous donne, et recevez l'enseignement que moi je vous donne.
TOB dit : "et mettez-vous à mon école".
Le mot joug en milieu juif renvoie spontanément à une idée commune : le joug de la Loi.
On trouve cela dans Pirké Aboth 3:6 (Les Maximes des pères, un traité de la Mishna, texte tardif – du IIIe s. – mais qui véhicule des traditions anciennes) :
6. Rabbi Nehounia, fils de Ha-kana, disait : « Quiconque accepte le joug de la Tora, est affranchi du joug qu’impose la royauté terrestre comme celui qu’imposent les mondanités. Mais celui qui se soustrait au joug de la Tora se verra soumis au joug de la royauté terrestre comme à celui des mondanités. »
http://www.massorti.com/Pirke-Avot-Maximes-des-Peres
Plus clair en anglais :
5. Rabbi Nechunia the son of Hakanah would say: One who accepts upon himself the yoke of Torah is exempted from the yoke of government duties and the yoke of worldly cares; but one who casts off the yoke of Torah is saddled with the yoke of government duties and the yoke of worldly cares.
http://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/2019/jewish/Chapter-Three.htm
Il y a une parenté avec les paroles de Jésus concernant la parole de Dieu étouffée par les soucis du monde...
MOUNCE / NIBC signale aussi une parenté avec le Siracide, à nouveau (Sir 51) :
19 Mon âme a lutté vaillamment avec elle [la sagesse]
et dans la pratique de la Loi j’ai été minutieux.
J’ai étendu les mains vers le ciel
et déploré mes manquements à son égard.
20 J’ai dirigé mon âme vers elle
et dans la pureté je l’ai trouvée.
Avec elle j’ai reçu l’intelligence dès le commencement ;
c’est pourquoi jamais je ne connaîtrai l’abandon.
21 Mes entrailles se sont émues à sa recherche ;
aussi ai-je fait une bonne acquisition.
22 Le Seigneur m’a donné la langue pour ma récompense
et avec elle je veux le glorifier.
23 Venez à moi, gens sans instruction,
installez-vous à mon école.
24 Pourquoi plus longtemps en rester dépourvus,
tandis que vos âmes sont ardemment assoiffées ?
25 J’ouvre la bouche et je proclame :
faites-en pour vous l’acquisition sans argent,
26 soumettez votre nuque à son joug
et que votre âme reçoive l’instruction !
C’est tout près qu’on la peut trouver.
27 Voyez de vos yeux combien peu j’ai peiné
avant de trouver un profond repos.
http://lire.la-bible.net/lecture/siracide/51/19
Il y a effectivement une surprenante parenté de langage (venez à moi, instruction, à mon école, joug, repos), mais le sens est fondamentalement autre : le Siracide exalte la Loi ancienne, source de sagesse, Jésus demande de le suivre lui sur un chemin nouveau.
La Loi était assimilée à un joug, et pas forcément dans un sens négatif : un joug volontaire.
Le Juif pieux aimait la la Loi, l'étudiait, et se chargeait volontairement de ce joug.
Judaïsme et étude vont ensemble.
Évidemment, ce langage métaphorique courait le risque de couvrir de piété les pires dérives, ce dont l'évangile de Matthieu est plein.
Note :
On retrouve cette idée, mais dans un sens négatif, à deux endroits-clés du NT :
- en Ac 15:10, Pierre assimile la Loi à un joug impossible à porter, encore plus à imposer aux néophytes, dans une déclaration suivie d'un grand silence :
"Dès lors, pourquoi provoquer Dieu en imposant à la nuque des disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ?
… Il y eut alors un silence dans toute l’assemblée" TOB
- En Ga 5:1, dans la même veine c'est Paul qui assimile la Loi à un joug, de servitude cette fois, dans un texte qui a dû choquer plus d'un Juif, notamment parmi ses rivaux :
"C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage. " TOB
Et sans le mot, la pensée est la même en Ro 7 :
v. 10
"le commandement qui devait conduire à la vie s'est trouvé, dans mon cas, conduire à la mort" BFC
vv. 24-25
"Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ?
Grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ, notre Seigneur ! Me voilà donc à la fois assujetti par l’intelligence à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché." TOB
Que le joug concerne donc des disciples (ceux qui apprennent, les μαθηταί) et l'enseignement qu'on leur donne et qu'ils reçoivent se voit bien dans Ac 15:10 comme dans Mt 11:29.
Et c'est pour cela et dans ce sens que Jésus emploie ici le terme joug : la référence et l'allusion allaient de soi dans l'esprit des Juifs à l'âme chargée auxquels il s'adresse à ce moment-là, et vers qui il se tourne à la fin de son discours de Mt 11.
Je termine par les vv. 29 et 30 pris ensemble. Et beaucoup de choses à dire sur eux, qui bouillonnet dans mon esprit.
Dans les termes anciens de CRAMPON :
"Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai.
Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons : je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez du repos pour vos âmes
et de MARTIN :
Car mon joug est aisé, et mon fardeau est léger."
Quant au texte, deux ou trois choses à noter :
- NIBC signale qu’on pourrait comprendre le ὅτι du v. 29 comme "que" au lieu de "parce que / car".
Le sens devient : apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.
La syntaxe est possible, mais le sens guère plausible : l’enseignement de Jésus ne tient pas juste dans la déclaration de ces qualités, c’est son mode de délivrance.
- il y a deux fois le nom "repos", mais en grec, il y a d’abord un verbe, puis un nom : litt. Je vous "reposerai"… vous trouverez le repos.
C’est l’acte de donner une pause (grec anapausis), un arrêt, un lieu de repos, un sabbat, une "cessation".
- il y a deux fois le mot "doux", mais en grec, ce sont deux mots différents :
. pour Jésus, c’est praüs "doux"
. pour le joug, c’est chrestos "facile à porter"
Il n’est pas vraiment bien venu de traduire les deux par le même mot, ici.
- inversement, il y a deux fois la même racine, chose invisible dans la version Segond :
. "chargés" : verbe "phortizo" (au part. passé passif)
. "fardeau" : nom "phortion"
NBS traduit de façon plus cohérente : "sous la charge… ma charge".
TOB, idem : "sous le poids du fardeau… mon fardeau".
Le sens concret est par exemple celui de la cargaison d’un navire qui le fera aller par le fond en cas de tempête (Ac 27:10, ici phorto).
C’est ce qu’on retrouve en Mt 23:4 : "des fardeaux pesants".
Le sens là donne le sens ici : il s’agit des cailloux qu’on met sur les épaules des brebis de la part de Moïse et de Dieu (cf. "ils sont assis dans la chaire de Moïse" Mt 23:2).
La Loi, à l’origine une charte de liberté pour un peuple d’esclaves affranchis, est devenue entre leurs mains – de document d’alliance qu’elle était – un instrument de coercition.
Les gardiens du Temple barraient la route des simples sur les marches de la Maison où ils allaient chercher la Présence de Dieu.
Ces gardiens de la Loi, pseudo-bergers changés en chiens de troupeau sur le qui-vive, étaient les plus rétifs à toute réforme. Maintenir le status quo à tout prix, tel était pour eux l’enjeu, qui allait de pair avec le maintien de leur emprise spirituelle, naturellement.
L’histoire de l’Église a abondamment montré que le mal n’est pas dans la Loi en soi, mais dans l’esprit retors de l’homme lorsqu’il a un Texte en mains. Les mêmes mécanismes de perversion de la liberté en oppression, de l’Évangile en triste nouvelle, de la foi simple en cauchemar, égrènent les siècles.
Rien de bien nouveau sous le soleil habituel, et nous y semblons condamnés.
La Réforme n’a pas fini d’avoir besoin de la Réforme.
Les scribes et les Pharisiens de Mt 23 sont ici présents en creux dans les paroles de Jésus.
Ses instructions sont aux antipodes des leurs.
Elles sont destinées à conduire ceux qui l’écoutent d’une religion fatigante vers une loyauté confiante envers une personne.
D’un microcosme figé fait de récitation de catéchismes rabâchés et tranquilles et où il faut engranger des exploits d’obéissance et de réalisation, vers une relation (comme conjugale) où commencent une nouvelle vie, un nouveau chemin, une nouvelle connaissance mutuelle toujours en chemin.
La douceur et l’humilité de cœur (ὅτι πραΰς εἰμι καὶ ταπεινὸς τῇ καρδίᾳ) n’étaient certes pas des traits favorables dans le monde romain, plutôt des vertus féminines et méprisées.
- doux : πραΰς praüs
C’est qu’on trouve aussi dans les Béatitudes : Mt 5:5 "heureux les doux" – NEG a "débonnaire", qui a un goût d’ancien, avec de plus une fâcheuse nuance de faiblesse ou de bonhomie.
Et dans l’entrée triomphale : Mt 21:5 "ton roi vient à toi, plein de douceur" – ici NEG a évité "débonnaire" (l’antique MARTIN l’a), et on se demande bien pourquoi.
Le texte a simplement "doux", comme ici, et non pas l’expression "plein de…" (Ἰδοὺ ὁ βασιλεύς σου ἔρχεταί σοι πραῢς καὶ…).
L’anglais de NET capture bien le sens : "your king is coming to you, unassuming and…"
On trouve enfin le mot en 1 Pi 3:4, à propos de la femme, ce qui confirme que dans l’esprit du temps – sauf dans la bouche de Jésus – le terme seyait mieux aux femmes…
"Doux" peut se trouver en plusieurs autres endroits en français, mais pour traduite d’autres termes. Les emplois de πραΰς praüs dans le texte ne sont que ces quatre-là.
On ne peut que constater qu’il y a une dissonance avec les conceptions et l’air du temps, alors tout comme aujourd’hui !
Cet aspect de la personne de Jésus a été soit mis en sourdine (on ne le trouve plus dans le reste du NT même), soit défiguré par la piété tardive en componction doucereuse et – là, c’est vrai – efféminée.
Là encore, on sent en creux tout ce que les autres "bergers" ne sont pas pour la foule des âmes fatiguées et chargées.
- humble de cœur : ταπεινὸς τῇ καρδίᾳ tapeinos tê cardia
Tout comme la douceur, l’humilité n’était pas de mise chez un homme, un vrai…
Dans la littérature classique, l’humilité, qui touchait à la servilité, était tenue pour un vice (MOUNCE).
On trouve cette nuance négative en 2 Co 10:1 "moi, humble d’apparence quand je suis au milieu de vous", c.-à-d. n’en imposant pas.
En Ja 1:9 ("que le frère de condition humble…"), il s’agit des gens de peu venus à la foi.
En 2 Co 7:6, il s’agit de l’abattement moral ("ceux qui sont abattus").
Ici, c’est humble de cœur.
En fait, le caractère du Seigneur correspond à ce que ces âmes qu’il appelle à lui ont besoin de trouver, après avoir été usées par ceux qui ici encore sont présents en creux.
On ne peut manquer de noter que si l’enseignement de Jésus le Juif reste dans le sillage d’Israël, ces paroles, tout en étant des paroles de douceur, sont d’un force sur laquelle on insiste peu.
Et pourtant, elles donnent à Jésus une place unique : il ne s’agit plus d’être dans la vérité, d’interpréter correctement la Torah, ni même de s’approcher des exigences sublimes du Sermon.
Il s’agit de venir à lui : Venez à moi, je vous donnerai, mon joug, mes instructions, mon fardeau.
Quand Jésus parle de son joug et de son fardeau, c’est encore une critique en creux de ce qu’était devenue la foi : le portage épuisant d’un bât de bête de somme.
Ici, Jésus change l’image de Dieu, et lui donne son visage.
Il change aussi le sens du sabbat et lui donne sa vraie signification : le repos pour l’âme (anapausis).
Tout le début du chap. 12 enchaîne ensuite sur cette question précise : le sabbat perverti en obsession bigote et maniaque par la police du culte et de la pensée, et rendu sans concession à son sens véritable par Jésus.
Sources consultées
Essentiellement :
MOUNCE, Robert H. 1991. Matthew (New International Biblical Commentary). Peaboby: Hendrickson.