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Marie et le jardinier – Jean 20 : 11 à 28

mise en ligne le 21/05/2018

modifié le 21/12/2019


Réflexions personnelles sur un fascinant dialogue entre une femme et un jardinier



Ce court passage de l'évangile de Jean, l'un des nombreux tête-à-tête de Jésus avec une seule personne, et sans aucun équivalent ni parallèle dans les autres évangiles, nous donne à voir la quête solitaire et déchirante du disparu par une femme dont on ne sait presque rien par ailleurs.

À travers ce qui semble n'être qu'un simple récit de ce qui s'est passé, Jean nous a laissé un texte tout en subtilité psychologique, où ce qui n'est pas dit ou qui est juste suggéré, est – sous l'habit de la simplicité – chargé de sens et de gravité.

La scène qui se déroule est comme revécue par le lecteur croyant dont le cœur est soulevé. Comme dans le passage des pèlerins d'Emmaüs, c'est par des questions que le Seigneur fait naître la personne à la vie et à elle-même, dans un dialogue tout en délicatesse et en douceur.



Marie, celle de Magdala : qui est-elle ?


À s'en tenir au seul texte de Jean, on ne sait rien d'elle, hormis ce qui nous est relaté dans cet épisode du tombeau vide. On sait juste que cette Marie à laquelle est apparu le Seigneur, était celle qui déjà une première fois ce matin-là avait couru avertir Pierre et Jean que la pierre d'entrée du sépulcre avait été anormalement ôtée. Les disciples accoururent bien, mais le texte nous dit assez sommairement qu'ensuite « ils s'en retournèrent donc chez eux », abandonnant là sans cérémonie la chercheuse endolorie.

On sait encore par Jean qu'elle était l'une des trois Marie qui se tenaient au pied de la croix, juste avant que Jésus n'expire. Hormis cela, strictement rien d'autre.

Faut-il avoir recours aux autres évangiles pour compléter ce portrait si discret ? Oui et non.

Pour ramasser quelques éléments factuels sur sa personne et les circonstances où elle apparaît, pourquoi pas. Ainsi, l'on peut voir que chaque évangile donne d'elle une image particulière (mais tout aussi succincte) :


- dans Matthieu (voir chaps. 27 et 28) , elle est l'une des femmes qui assistent de loin, impuissantes, à l'agonie, la mort et la mise au sépulcre de Jésus, sépulcre où elle se rend le premier jour de la semaine. On a aussi chez lui la précision qu'elle faisait partie de ce groupe de femmes qui, depuis le début en Galilée, accompagnèrent Jésus pour le servir. Matthieu donne donc d'elle le tableau d'une servante fidèle jusqu'au bout.


- dans Marc (voir chap. 15 et 16), elle est aussi de ce groupe de femmes (plus large que dans Matthieu) qui voient Jésus mourir. On a la précision qu'elle observa bien l'endroit où le corps de Jésus fut déposé et que, passé le sabbat, elle acheta avec deux autres femmes les aromates d'embaumement. Le portrait de Marc est donc plutôt celui de la disciple et témoin jusqu'au bout. (Marc 16:9 et suivants donne d'autres éléments qui recoupent le texte de Luc)


- Dans Luc (voir chaps. 8 et 24), nous avons la clé de son attachement au Seigneur : il avait chassé d'elle sept démons, et elle s'était jointe à lui avec tout un groupe de femmes, elles aussi guéries d'esprits malins et de maladies, et qui – assez fortunées sans doute – l'assistaient de leurs biens. Luc nous dépeint aussi la ténacité et la fidélité de cette femme en contraste avec la décevante couardise de la majorité, au milieu de la résignation sceptique en même temps que le mépris d'hommes recroquevillés sur leurs illusions perdues et leur déroute au moment du danger, et confinés dans la frustration de leurs rêves messianiques de pouvoir (Luc 24:11 « Et ces paroles leur parurent du radotage et ils ne les crurent point. » – Luc 22:24 « … lequel d'entre eux devait passer pour le plus grand ? »).


- Point commun entre tous les évangiles : dans les quatre on retrouve Marie à la crucifixion du Seigneur, et au tombeau le 1er jour de la semaine. Mais selon moi, pour rendre justice au témoignage si particulier de Jean, avec ses propres accents et sa perspective propre, il faut considérer Marie de Magdala à travers le portrait que lui, en donne. Je vais donc m'en tenir maintenant au seul texte de Jean et tâcher d'entrer dans ce passage pour lui-même.



La Marie de Magdala selon Jean


Jean fait entrer en scène Marie pour la première fois au sein du groupe de femmes (avec aussi le « disciple bien-aimé ») qui recueillirent le dernier souffle de Jésus, près de la croix (Jean 19:25). Sans doute sa seule mention était-elle significative pour les premiers lecteurs de cet évangile, qui devaient parfaitement savoir de qui il s'agissait, ce qui est loin d'être notre cas. Vient ensuite, intercalé, le récit de la course au tombeau, après qu'elle eut – une première fois déjà – couru avertir Pierre et « l'autre disciple » que la pierre du sépulcre avait été ôtée. Ce court épisode de « courses » s'achève sur une note ambiguë, car si Pierre et Jean – on s'accorde à dire qu'il s'agit de lui, même s'il reste anonyme – entrent et constatent la résurrection, et si même on lit au sujet de Jean qu'il « vit et il crut » (quoi, au juste ?), ils semblent se trouver dans un état de sidération, sans saisir (« En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts » v. 9), et font demi-tour pour revenir sur leurs pas et retourner s'enfermer chez eux.

Ce qu'on sait d'elle par Jean est extrêmement succinct : elle vient de Magdala. Rien d'autre ! Contrairement aux autres femmes des évangiles qui – sauf erreur, et avec l'exception d'une mystérieuse « Susanne »  (Luc 8:3) – ne sont jamais nommées d'après leur lieu d'origine, mais toujours liées à un homme (mère de, femme de, fille de, sœur de), Marie est identifiée par sa ville d'origine. Cela sert plus à la distinguer des autres Marie qu'à dire quelque chose d'elle, sinon qu'elle semble seule, sans mari, chose insolite en Israël, et même étrange, voire suspecte, ce qui d'ailleurs peut expliquer en partie le dédain des disciples eux-mêmes.

Nous trouverons les clés de sa personnalité telle que Jean veut nous la présenter dans le récit de Jean lui-même, tout succinct qu'il est.



Une femme des refus


Je vois chez cette femme une suite de refus instinctifs qui se succèdent :


- le refus que le sabbat, qui venait d'une étrange manière imposer un intermède tendu dans le drame qu'elle vivait avec tous les autres disciples (et il était hors de question de ne pas « s'arrêter » pendant ce sabbat-là), ne mette fin à toute l'histoire où elle avait impliqué sa vie entière. Quel sabbat cela a dû être ! Sabbat de tension, d'anxiété, de questionnement, d'alarme, de déception, de désarroi. Assurément pas un sabbat de l'âme. Plutôt un repos et un enfermement imposés, dans l'attente confuse d'un acte divin peut-être. Un peu comme la nuit de la première Pâque.


- le refus de « rentrer chez soi » : tandis que les deux disciples, accourus au tombeau, s'en retournent chez eux, interloqués – et certainement pas en courant, cette fois – Marie reste là, près du sépulcre, et cherche encore un espoir en se baissant pour regarder. Repartir chez elle ? Oui, mais ensuite ? Où aller ? Comment continuer à vivre ? Comment reprendre le cours de la vie et des choses, comme s'il s'était agi d'une cruelle mésaventure, d'un malencontreux épisode, d'espoirs vite soulevés et vite déçus ?


- le refus de ne pas « comprendre » : le texte nous dit que les deux disciples qui étaient là – et ceux qui n'étaient pas là, encore moins – ne comprenaient pas encore que, selon l'Écriture, Jésus devait ressusciter des morts. Et sans doute en était-il de même pour Marie d'ailleurs. Et l'Écriture était-elle si claire après tout ? Elle ne l'est devenue, et pour chacun d'eux, que plus tard, lorsque Jésus la leur ouvrira. Mais pour elle, pour l'instant, cette incompréhension, cela ne lui suffisait pas, instinctivement. Elle ne pouvait se résoudre à juste repartir pensive. Elle se tient donc là.


- le refus de la disparition du corps de Jésus : après avoir observé où le corps de Jésus avait été déposé, ce qu'elle vient dire à la hâte aux disciples, c'est « on a enlevé le Seigneur hors du sépulcre, mais nous ne savons pas où on l'a mis. ».

Puis, tandis que les disciples rebroussent chemin dans une sorte de résignation désenchantée, Marie retourne à nouveau au sépulcre, où elle savait bien pourtant que le corps du Seigneur n'était plus, comme pour mieux chercher une seconde fois, comme on le ferait d'un objet précieux qui a disparu mais qu'on vient encore chercher obstinément au même endroit, même si cela semble n'avoir pas de sens !

À la place où se trouvait le corps, et où maintenant elle constate et constate encore qu'il n'est plus, elle voit sans les voir, deux anges, dont la présence ne l'impressionne guère : elle s'adresse à eux comme à des hommes ordinaires ou des préposés du jardin ; et sans se rendre bien compte de l'étrangeté de la scène, elle leur répète le même souci qui l'obsède et qu'elle avait déjà dit aux disciples, dans les mêmes termes, mais plus personnels cette fois-ci : « on a enlevé mon Seigneur; et je ne sais pas où on l'a mis. ».

Ensuite, quasiment la même scène se répète avec « le jardinier », et la même étrange conversation, la même demande, la même insistance, avec quasiment les mêmes mots qui disent son refus d'en rester là jusqu'à ce qu'elle puisse retrouver, voir, toucher, reprendre le corps du Seigneur : « Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et j'irai le reprendre ».

Ici, cela va de soi, « Seigneur » n'a pas le même sens qu'au v. 13 : c'est juste l'adresse respectueuse de l'époque d'une femme à un homme, ici encore un inconnu pour elle.

Elle ne se résoudra donc pas à faire le deuil de son Seigneur – comme elle l'appelle spontanément dans sa douleur – sans avoir retrouvé et ramené son corps. Comment faire deuil sans voir, sans toucher, sans honorer le corps du disparu ?

Et si c'est le gardien du jardin qui l'a déplacé, alors tout s'explique : elle tient le responsable, il va lui dire où se trouve le corps, elle pourra finir l'embaumement et le pleurer tout son saoul, et se faire petit à petit à l'idée qu'il est bien mort, s'il l'est.

Ce refus résolu et obstiné explique mieux la scène qui suit, où après avoir enfin reconnu Jésus, elle cherche à le toucher, comme pour redonner à la vie son cours normal, reprendre les choses ordinaires comme avant, comme si la mort n'était pas entrée en scène pour tout anéantir.

C'est dans ce désir de reprendre la vie comme avant, là où elle avait été suspendue, que selon moi Marie cherche à toucher Jésus une fois qu'elle l'a reconnu. Jésus semble alors la repousser : « Ne me touche pas ».

Il devait s'agir d'une douce injonction, d'une tendre sévérité dirais-je, pas d'un ordre sec. Beaucoup d'interprétations ont été avancées pour tâcher de savoir pourquoi donc Jésus n'aurait pas été « touchable » à ce moment-là, mais l'aurait été huit jours plus tard, avec l'épisode de Thomas où – justement – Jésus lui demande au contraire de le toucher.

Or selon moi, il n'y a pas de « contradiction » : le sens est plus subtil, et doit tenir compte de la psychologie de Marie que le texte nous suggère.

Je vois un contraste, que je comprends ainsi :


- ne me touche pas (ou : cesse de me toucher ainsi)

- car

- pour moi, je ne suis pas encore monté vers le Père (j'y monterai bientôt)

- mais toi, va vite trouver mes frères (dès maintenant)


Ou, dit autrement :


- il y a un temps pour moi pour aller vers le Père (ce n'est pas encore maintenant)

- mais il y a un temps pour toi pour aller vers mes frères (c'est maintenant)


Le point essentiel est le message urgent dont il charge Marie, et l'envoi de celle-ci vers les disciples : tout ce qu'il leur a annoncé sur le Père – leur Père et leur Dieu – est véritable. Cela se réfère, il me semble, aux enseignements de Jésus aux disciples, spécialement les chapitres 14 à 17.

À l'instant, le plus urgent, c'est d'aller en toute hâte trouver les disciples, et leur dire : qu'il est vivant, qu'ils vont le revoir comme il le leur avait annoncé (Jn 16:16), et qu'il montera vers Dieu comme il le leur avait aussi annoncé ("Je vais au Père", 6 fois dans Jn 14 et Jn 16 !).

On voit ensuite un envoi similaire en 20:21, des disciples cette fois.



Une femme qui pleure


La mort fait pleurer Dieu, elle fait pleurer Jésus (Jean 11:35), elle fait pleurer les hommes, elle fait pleurer les femmes, elle fait pleurer Marie. C'est un voile qui nous couvre tous de son enveloppe redoublée. Comment se résoudre à l'idée même de la mort ? Or dans ce drame de la croix, le Seigneur commençait à ôter ce voile immuable. Mais comment Marie pouvait-elle alors le réaliser ? Elle ne peut que pleurer, juste pleurer devant l'irrémédiable perte.

Comme on le pensait d'une autre Marie – Marie de Béthanie – « elle va au sépulcre pour y pleurer ». Cette Marie-là était en fait aller pleurer, mais aux pieds de Jésus. L'évangile de Jean est sur ce point profondément humain, et il nous donne de Jésus l'image la plus humaine qui soit :


« Quand Jésus vit qu'elle pleurait, et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi, il frémit en son esprit et fut troublé. »


Et Jésus avait aussi un peu avant averti ses disciples : ils pleureront bientôt.


En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira : vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse sera changée en joie. Jean 16:20


Pleurer près du sépulcre, c'est tout ce qu'elle peut faire, tout ce qu'elle sait faire, tout en se baissant pour regarder à l'intérieur. Et ensuite, à deux reprises et exactement dans les mêmes termes, elle s'entend dire ce que personne n'aurait jamais la présomption de dire à une femme qui pleure son mort : Femme, pourquoi pleures-tu ? (les deux anges) … Femme, pourquoi pleures-tu ? (Jésus, encore étranger).


Et, sur cette montagne, il anéantit le voile qui voile tous les peuples,

La couverture qui couvre toutes les nations;

Il anéantit la mort pour toujours ;

Le Seigneur, l'Éternel, essuie les larmes de tous les visages. Ésaïe 26



Une femme de deuil


Contrairement à notre monde moderne qui occulte le drame de la mort sous divers voiles et stratagèmes, dans le monde où vivait Jésus, la mort était regardée en face, afin de lui survivre. Comment simplement continuer à vivre sans faire deuil ? C'est la seule arme qu'on avait pour guérir des blessures de cette cruelle compagne. Les larmes, les aromates, la halte au tombeau, voilà ses seules armes pour apprivoiser l'ombre qui la couvre. Et en cela, Marie représente toutes les femmes en deuil.



Une femme au double deuil


À ce deuil qui doit se faire pour ne pas mourir soi-même, s'ajoute un autre deuil : la disparition du corps. C'est pourquoi, lorsqu'elle pense « tenir » le coupable, elle lui dit fermement :


« Si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et j'irai le reprendre. »


On pourrait même dire qu'une sorte de troisième deuil, ou en tout cas de frustration, l'a sans doute atteinte quand Jésus, enfin reconnu par elle – non pas d'abord en le voyant, mais en l'entendant l'appeler – lui a dit de ne pas le toucher, alors qu'elle avait devant elle ce corps que justement elle était venue chercher.



Une femme retirée du silence


Dans Jean comme dans les autres évangiles, les femmes restent la plupart du temps à l'arrière-plan. Il y a certes des passages où c'est une femme qui occupe le centre du récit (les noces de Cana, la femme samaritaine, la femme adultère, les sœurs de Béthanie, le groupe de femmes près de la croix), mais c'est en général les hommes qui occupent le devant de la scène. Même dans le groupe des disciples, elles ont un rôle effacé. Tout se passe dans un monde patriarcal dirigé par des hommes, et c'est justement Jésus qui vient mettre du désordre dans cet ordre naturel des choses d'alors.

Mais au moment où tout semble fini, tant Jean que les trois autres récits font passer les femmes au premier plan. Les hommes se dispersent puis s'emprisonnent dans la déception et la peur. Alors le courage, l'espérance et la foi changent de camp. Celles dont on a peu entendu la voix deviennent alors les premiers témoins et les premières messagères de la nouvelle inouïe de la Résurrection. Et c'est Jésus qui leur donne la parole. Dans le cas qui nous concerne, on n'a jamais entendu parler Marie de Magdala jusqu'ici, en Jean 20. Son amour du Maître l'a fait sortir de sa position effacée dans un récit gravé pour toujours dans l'Écriture. Après un dialogue désespéré avec les disciples, puis dans cet étrange échange avec les anges et le gardien qui en fin de compte nous met son cœur à nu et manifeste au sein de la douleur son amour indéfectible pour le Seigneur, sa parole rencontre finalement la parole de Jésus. Nous sommes les témoins silencieux de la sortie du silence de cette femme jusqu'ici sans voix.



Une femme avec un nom


Jusqu'ici, dans le récit de Jean, Marie n'existait pas. Ce n'est qu'après 19 chapitres qu'elle est mentionnée : « Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala » (Jean 19:25). Des quatre femmes mentionnées, c'est la seule qui soit citée sans aucun lien avec quelqu'un d'autre : il y a la mère de Jésus, la sœur de sa mère, et une autre Marie, femme de Clopas. Personne n'existait alors de lui-même, seulement par sa famille. Mais pour Marie, personne : elle semble orpheline de père, de mari, d'enfants. On sait juste qu'elle venait de Magdala, ce qui lui servait de succédané de nom pour la distinguer des nombreuses autres Marie.

Puis vient le dialogue avec Jésus ressuscité. Il est remarquable que tout comme les disciples d'Emmaüs, elle se trouva toute proche de lui sans le reconnaître. Elle était venue au tombeau dans une dernière quête pour le revoir. Et elle ne le voit pas ! Or, au contraire, c'est uniquement lorsque Jésus la nomme qu'elle s'écrie « Maître » !

À ce moment-là, elle se retourne. En réalité, tout est retourné : son âme, sa vie, son esprit, et la mort.

Elle reconnaît la voix familière du Berger, de celui qui avait promis d'arracher ses brebis au Loup : la mort ne la déchirera pas.

C'est la première fois que nous lecteurs, entendons le Seigneur l'appeler par son nom. Mais ce ne devait certainement pas être la première fois pour elle, puisqu'elle l'a aussitôt reconnu à sa façon de l'appeler.

En réalité, ce n'était pas pour elle juste entendre prononcer son nom, c'était revenir elle-même à la vie, renouer une relation un instant perdue de Maître à disciple (« Rabbouni ! »). Elle n'est plus orpheline. Elle a retrouvé une identité, un nom : de Magdala ou d'ailleurs, peu importe, pour le Seigneur c'est « Marie ».

Et elle a retrouvé son Seigneur, mais d'une tout autre façon qu'elle l'aurait pu imaginer. Ce n'était plus exactement le même Jésus qu'elle avait longtemps côtoyé, c'était un autre monde. Mais sans doute ne le réalisait-elle pas encore à cet instant.



Une femme disciple


Au moment où Marie reconnaît le Seigneur à sa voix qui l'appelle par son nom, elle s'écrie « mon Maître ». Aux anges, elle l'avait désigné « mon Seigneur », mais ici c'est la disciple qui reconnaît celui qui l'enseignait. Rarement une femme est appelée explicitement « disciple », mais ici ce cri spontané de son âme nous dévoile qui elle est et – pourrait-on dire – ce qu'elle est avant tout : une femme à l'école du Maître, son Maître.



Une femme messagère


Aux disciples auxquels elle court annoncer que le Seigneur vivant va remonter vers leur Dieu et Père, elle ne raconte pas exactement ce qui s'est passé, et elle reste discrète sur tout ce que le lecteur, au contraire, l'a vue vivre et a vécu avec elle. Auraient-ils seulement compris un peu de ce qu'elle venait de vivre ? Mais elle leur annonce des choses plus factuelles, concrètes, plus recevables par des hommes peu enclins à entendre le témoignage d'une femme, encore moins si elle leur avait dit qu'elle avait « entendu le Seigneur ». Elle leur annonce donc ce qu'un homme reçoit plus logiquement et qui peut le persuader plus sûrement (d'ailleurs, juste après Thomas dit expressément : « Si je ne vois... ») : elle leur dit donc qu'elle avait vu le Seigneur.



Une femme à l'histoire suspendue


Passé le récit de Jean, nous ne savons plus rien d'elle, et plus aucune mention n'est faite d'elle dans le NT, ni dans les Actes, ni dans les épîtres (notamment pas dans la longue liste de témoins de la résurrection de 1 Corinthiens 15, où c'est à Pierre que le Seigneur est apparu en premier). On peut être surpris de ce silence (vite comblé par la tradition et le folklore pieux, de quoi on ne sera guère surpris par contre).

Elle rejoint ainsi l'armée des croyants et des croyantes dont on ne sait rien ou peu de chose, les héros et héroïnes du quotidien dont on n'a pas la chronique de la foi. Mais dans le livre de Dieu, il ne manquera pas une seule page.



En guise de conclusion : Marie de Magdala et nous


Il est classique, lorsqu'on étudie un personnage biblique, de conclure en le donnant en exemple à suivre (ou à ne pas suivre). Ici, rien de tel ne me vient à l'esprit. On ne peut pas vraiment dire « Imite Marie de Magdala ».

Je pense plutôt que ce court récit est placé et laissé là non pas tellement pour nous tracer une ligne de conduite, mais pour nous donner à voir, à penser, à mûrir en nous l'œuvre de Dieu dans le sanctuaire intime du cœur. Comme pour elle, la voix du Seigneur peut être tout ce qu'il nous reste quand on a été dépouillé de tout. Jésus lui apparaissant par sa parole l'a fait émerger comme sujet qui ne tient que de lui seul – Jésus – son être profond.

Le croyant peut se trouver plongé au sein d'événements ou d'épreuves qui sont comme des lames de fond qui le retournent, le bouleversent de fond en comble à un tel point qu'il pense que tout est fini et mort. Sans plus d'espoir, il peut chercher encore le Seigneur et quelque signe de sa réalité, quelque présence, quelque parole. Il lui faut alors retrouver Jésus, ou il mourra.

Alors, comme pour Marie de Magdala, seul le son de sa voix qui au fond de notre cœur nous appelle comme au premier jour avec lui, nous rend la vie, et nous émergeons de notre mauvais rêve pour reprendre notre marche avec lui. Et peut-être comme Marie alors, sans trop savoir ni comprendre aussitôt que ce nouveau départ, cette nouvelle marche ne sera plus jamais comme avant.


FG

Mai 2018

(initialement écrit au sein d’un groupe de lecture biblique en 2017)



Sources

Les sources dont je me suis inspiré – même si elles n’apparaissent pas formellement – sont nombreuses et variées, sans que je ne sache plus trop faire la part de ce qui est à moi et de ce que je dois à autrui.

Mais que ne doit-on à autrui ?