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Une parole dure à un père affligé


version du 30/12/16

Jean 4:48 "Jésus lui dit : Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point"

Question : Pourquoi cette dureté de Jésus dans ses paroles à ce père suppliant ?


En effet, cette réplique de Jésus à la prière de la pire douleur qui soit pour un père – celle de voir son enfant malade sans pouvoir rien faire – ne laisse pas de surprendre, voire de révolter.

Que nous manque-t-il pour la comprendre ?

Ou alors, faut-il se résoudre à la considérer comme un mouvement d'impatience de Jésus, devant l'incompréhension des hommes (et de ce père?), sur son nom et sa mission ?

Jésus met-il ce père au nombre des incroyants juifs qui le provoquent à faire des miracles ?

Ou bien au nombre de ceux qui, à l'instar des foules et des disciples eux-mêmes, ne croient pas en lui vraiment, quand bien même ferait-il miracle sur miracle.


Le contexte

Depuis le début de cet évangile, les épisodes, les rencontres, les discours et les dialogues sont tissés dans la trame de nombreux déplacements de Jésus, un va-et-vient entre Béthanie (1:28, localisation inconnue), la Galilée (1:43 ; 2:1, Cana ; Capernaüm, 2:12) , Jérusalem (la première Pâque, 2:13) et la Judée (2:22 ; Enon, Salim, localisation inconnue, 2:23), à nouveau retour en Galilée (4:3), avec une halte en Samarie (Sychar, 4:4), et la poursuite du voyage (4:43) pour arriver enfin à Cana une nouvelle fois, lieu de cet épisode, où se rend l'officier du roi depuis Capernaüm.

Après quoi, Jésus remontera à Jérusalem pour "une fête des Juifs" (5:1), probablement la Pâque à nouveau, la seconde Pâque (variante : "la fête des Juifs" ). Jean précise "des Juifs", ce qui est une indication à l'adresse de lecteurs non-Juifs, pour qui la "fête des Juifs" par excellence était la Pâque. Suit l'épisode de la piscine de Béthesda.


Un première question

Quand Jésus quitte la Samarie pour reprendre la route vers la Galilée , le texte ajoute un motif pour cette reprise du voyage : "Car il avait déclaré lui-même qu'un prophète n'est pas honoré dans sa propre patrie".

On peut se demander de quelle "patrie" il est question. Et pourquoi cette indication du motif du voyage se trouve ici et pourquoi elle n'a pas été insérée avant, plutôt en 3:22, ou en 4:2 ?

NIBC dit que cette raison du départ de la Samarie qui est donnée ici – après les 2 jours passés là à la demande des Samaritains, 4:40, 43 –, est une remarque de Jésus lui-même qu'il avait dû faire en une autre occasion.

Ce qui est une manière d'esquiver la difficulté et d'attribuer l'insertion inattendue ici au rédacteur (dans ce cas, pourquoi ? Pourquoi ici ? Que veut-il dire ?).

On retrouve la même forme de remarque, de proverbe en fait, ailleurs dans les autres évangiles et en d'autres occasions (Mt 13:57 // Mc 6:4 ; Lc 4:24). À chaque fois, la "patrie" est Nazareth, en Galilée.

Et c'est alors donné comme motif proverbial pour s'éloigner de Nazareth.

Or ici, c'est le motif donné pour aller en Galilée.

Faut-il comprendre qu'ici, sa "patrie" c'est Jérusalem et la Judée – dont il s'éloigne –, où il avait déjà rencontré beaucoup d'hostilité de la part des Juifs (2:18) et où ses nombreux miracles avaient provoqué une foi équivoque chez beaucoup ?

Ou alors, le sens serait-il qu'il va en Galilée (où il sera bien reçu, v. 45) mais pas à Nazareth, car là, il ne serait pas reçu ?

Mais c'est peu probable, ou alors le texte serait bien elliptique.

En tout cas, il y a ici une incohérence difficile à cerner, et sur laquelle on passe vite en général.

NIBC donne une interprétation possible, mais assez contournée, à laquelle on hésite à adhérer.

En résumé, avec mes commentaires :

- Jésus, prédicateur itinérant, avait sans doute coutume de ne pas rester longtemps là où on l'accueillait, et de ne pas s'imposer là où il était mal reçu (cf. Mt 10:11-15, pour des consignes à ses apôtres qu'il devait respecter déjà lui-même)

- il est probable qu'il ne restait pas dans un même endroit plus de 2 jours, ce dont on trouverait encore l'écho dans la Didaché (IIe siècle) :


A l'égard des apôtres et des prophètes, agissez selon le précepte de l'Évangile, de la manière suivante : Que tout apôtre arrivant chez vous soit reçu comme le Seigneur ; mais il ne restera qu'un seul jour, ou un deuxième en cas de besoin ; s'il reste trois jours, c'est un faux prophète. À son départ que l'apôtre ne reçoive rien, sinon du pain pour gagner un gîte ; s'il demande de l'argent, c'est un faux prophète. La Didaché, 11


Ainsi, pour ne pas épuiser l'hospitalité des gens de Sychar (comme le feraient de faux prophètes), il n'est resté là que 2 jours :


"Et il resta là deux jours" Jn 4:40


S'il était resté plus longtemps, il aurait fait de Sychar comme sa "patrie", d'où on aurait fini par le chasser.


Il vaut mieux ici faire plutôt de Jérusalem et de la Judée la patrie qui le rejette :

- cf. Jean 11:33 "Les disciples lui dirent: Rabbi, les Juifs tout récemment cherchaient à te lapider, et tu retournes en Judée !"

Hostilité ouverte qui avait déjà commencé en Jean 2:18 (après l'expulsion des vendeurs et des changeurs, épisode que Jean déplace en début de son évangile) : "Les Juifs, prenant la parole, lui dirent : Quel miracle nous montres-tu, pour agir de la sorte ?"


- et aussi Luc 13:33 "Mais il faut que je marche aujourd'hui, demain, et le jour suivant ; car il ne convient pas qu'un prophète périsse hors de Jérusalem. Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés"


Et encore une autre question : foi ou miracle ?

Jean insistera pour dire que ce sera là, à Cana, le "second miracle" en Galilée. Faisant par là écho au premier, lui aussi à Cana (2:11).

Il est classique de parler des 7 "signes" de Jean : l'eau changée en vin à Cana, la guérison de l'officier du roi à Capernaüm, celle du paralytique de Béthesda, la multiplication des pains pour les 5000 hommes (sans compter les femmes et les enfants, certainement), Jésus marchant sur l'eau, la guérison de l'aveugle de naissance, la résurrection de Lazare – certains en voient un 8e dans la pêche des 153 poissons, mais en dehors de cette section de Jn 1:19 à 12:50.

À chaque fois, il y a l'élément de la foi qui entre en jeu, tantôt des disciples, tantôt des bénéficiaires du signe, tantôt des témoins hostiles.

On peut lire cet épisode dans cette perspective.

Noter aussi que ces 7 signes ne sont que représentatifs. Jean dit explicitement qu'il a fait un choix parmi une foule d'autres :


"Jésus a fait encore, en présence de ses disciples, beaucoup d'autres miracles (signes), qui ne sont pas écrits dans ce livre." Jn 20:30


Il y a donc une constante jusqu'ici, qu'on trouvera aussi jusqu'à la fin : la difficulté à croire, à croire sans miracles, la valeur ambiguë de la foi qui ne s'appuie que sur des miracles, la foi a minima néanmoins à cause des miracles, même si c'est une foi qui doit être épurée pour ne plus s'appuyer que sur la parole de Jésus, une foi qui croit en la personne et l'identité de Jésus, indépendamment des miracles.

Ainsi le suggèrent ces textes, jusqu'ici et après :


"Pendant que Jésus était à Jérusalem, à la fête de Pâque, plusieurs crurent en son nom, voyant les miracles qu'il faisait. Mais Jésus ne se fiait point à eux, parce qu'il les connaissait tous, et parce qu'il n'avait pas besoin qu'on lui rendît témoignage d'aucun homme; car il savait lui-même ce qui était dans l'homme." Jn 2:23-25


"Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi ; croyez du moins à cause de ces œuvres." Jn 14:11


Pour revenir enfin à la question initiale :

Pourquoi cette dureté de Jésus dans ses paroles à ce père suppliant ?

La réponse abrupte de Jésus à l'officier d'Hérode Antipas nous déroute.

Selon NIBC, il s'agit d'un reproche que Jésus adresse aux Galiléens : en effet, ils le reçurent bien, mais leurs motivations sont celles de ceux qui avaient vu Jésus faire des miracles "à Jérusalem pendant la fête" (v. 45 // Jn 2:23-25), et leur foi n'était donc que superficielle (v. 48, à leur adresse).

NTC est du même avis : "Jésus, s'adressant à toute l'assistance, mais aussi au lecteur..."

Mais s'il s'adresse aux Galiléens, il n'en reste pas moins qu'il le fait en s'adressant à l'officier :


"Jésus lui dit: Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point"

εἶπεν οὖν ὁ Ἰησοῦς πρὸς αὐτόν· Ἐὰν μὴ σημεῖα καὶ τέρατα ἴδητε, οὐ μὴ πιστεύσητε


Pour EBC, Jésus exprimerait ici plus son espoir d'une foi sincère que son exaspération.

Pour BRUCE, Jésus, par ces paroles, voulait tester la foi de l'officier.


Donc, il s'adresserait ainsi à lui en tant que représentant la foule des Galiléens à la foi douteuse.

Sans s'adresser à lui directement, en quelque sorte, mais à l'assistance.

Ce serait une adresse oblique, comme on le fait dans la vie courante ("Vous les Français..." en s'adressant à 1 Français...).

C'est possible. Mais ce n'est pas si évident.

Le texte dit expressément que Jésus s'adresse à lui :


"Jésus lui dit" – εἶπεν οὖν ὁ Ἰησοῦς πρὸς αὐτόν·


La réalité est en fait que ce Galiléen-là, – l'officier – ne correspond pas au portait des Galiléens en général, à la foi de mauvais aloi.

En effet, une fois entendue la parole de Jésus, il ne réclame aucun signe l'authentifiant : il croit aussitôt à la parole de Jésus et s'en va sur le champ vers son fils.

Plus qu'avec d'autres récits de guérison à distance comme celui du serviteur du centenier (Matthieu 8:5 / Luc 7:1), ce premier contact tendu entre le père de l'enfant et Jésus trouve un meilleur parallèle avec d'autres épisodes où la prière du suppliant est mal accueillie dans un premier temps : la femme syro-phénicienne et sa fille malade (Marc 7:27 // Matthieu 15:24), ou le père de l'enfant possédé, après la Transfiguration (Marc 9:19 // Matthieu 17:17 // Luc 9:41).

Dans le cas de la femme syro-phénicienne, il ne fait aucun doute que c'est à elle, et bien à elle, qu'il s'adresse en lui disant que ce n'est pas bien (!) qu'elle – une non-juive – lui demande cela !

Dans le cas du père de l'enfant tourmenté, Jésus s'impatiente, et il n'est pas si clair contre qui précisément. Là encore, il semble s'adresser aux disciples et à la foule par dessus l'épaule du père affligé.

De ces trois cas, on pourra donner soit une interprétation "correcte" (on conçoit mal que Jésus ait pu repousser jamais une prière d'une âme en souffrance, même par pédagogie ou autre motif second), soit une lecture "incorrecte" (la femme vient le déranger de sa retraite phénicienne, il perd patience devant l'impuissance des disciples, et ici il rabroue le père).

Chacun choisira.

Ce père est ici l'image avant le temps de ceux qui croiront sans avoir vu.

On peut même dire que c'est lui qui coupe court à la conversation sur la profondeur on non de sa foi.

Sachant que Jésus pouvait sauver son fils, il répond fermement :


"Seigneur, descends avant que mon enfant meure."


BRUCE commente : "il n'était pas intéressé par les signes et les miracles, mais par la vie de son fils".


Quand peu de temps après, il verra que la parole de Jésus a sauvé son fils de la mort, le texte dit une seconde fois qu'il crut :


v. 50 "Va, lui dit Jésus, ton fils vit. Et cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite, et il s'en alla."

v. 53 "​Le père reconnut que c'était à cette heure-là que Jésus lui avait dit : Ton fils vit. Et il crut, lui et toute sa maison."


La première fois, il crut en une parole.

La seconde fois, en une personne. Et non seulement lui, mais toute sa maison !


Mais toute la conclusion n'est pas là.

Si en effet le dignitaire royal a eu d'abord une pleine confiance dans la simple parole de Jésus, c'est bien une fois que le miracle a été avéré et confirmé, que la preuve lui en a été donnée par ses serviteurs courus à sa rencontre pendant qu'il redescendait à Capernaüm, qu'il a constaté que l'heure de la sortie du danger de mort de son fils correspondait bien à l'heure de la parole de Jésus, que seulement le texte dit qu'il crut en la personne de Jésus lui-même :


"Le père reconnut que c'était à cette heure-là que Jésus lui avait dit: Ton fils vit. Et il crut, lui et toute sa maison."


On ne peut donc certes pas prendre ce texte à contre-sens : c'est bien après avoir vu le miracle, et une fois que son fils n'a plus été en danger de mort, que le père a cru en Jésus, ainsi que toute sa maisonnée.

Il faut garder à l'esprit la situation dramatique du récit.

Concevons un instant l'inconcevable : si l'enfant n'avait pas cessé d'être fébrile à la septième heure, si son état avait empiré, s'il était finalement mort, que serait-il advenu ?

Le père en souffrance aurait connu une double souffrance : il aurait perdu son fils, et il aurait perdu sa foi initiale en Jésus.

En effet, qu'aurait-il pu conclure d'autre, sinon que Jésus était un énième faux prophète, qui correspondait à la définition exacte du faux prophète : celui qui dit qu'une chose va arriver, mais la chose n'arrive pas.


"Peut-être diras-tu dans ton cœur : Comment connaîtrons-nous la parole que l'Éternel n'aura point dite ?

Quand ce que dira le prophète n'aura pas lieu et n'arrivera pas, ce sera une parole que l'Éternel n'aura point dite. C'est par audace que le prophète l'aura dite" De 18


Quelle est donc la différence entre ce Galiléen-là, et la masse des autres Galiléens ?

Entre sa foi et la leur ?

La foi des Galiléens de retour de la Pâque, et leur bonne réception de Jésus en Galilée, était problématique. Comme le dit sans détour le passage de Jean 2:23-25, Jésus n'ajoutait pas foi à leur foi :


"Tandis que Jésus séjournait à Jérusalem, durant la fête de la Pâque, beaucoup crurent [ἐπίστευσαν] en son nom à la vue des signes qu’il opérait. Mais Jésus, lui, ne croyait pas [οὐκ ἐπίστευεν] en eux, car il les connaissait tous, et il n’avait nul besoin qu’on lui rendît témoignage au sujet de l’homme : il savait, quant à lui, ce qu’il y a dans l’homme." TOB


Ce qu'il y a dans l'homme...

Leur foi était une foi de foule, grégaire ; elle était problématique avant cet épisode de Jean 4, elle l'était après et le restera :


"Et toi, Capernaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Non. Tu seras abaissée jusqu'au séjour des morts; car, si les miracles qui ont été faits au milieu de toi avaient été faits dans Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui." Matthieu 11:23

"Et toi, Capernaüm, qui as été élevée jusqu'au ciel, tu seras abaissée jusqu'au séjour des morts." Luc 10:15


La foi du dignitaire royal était une foi de père angoissé pour son fils, une foi forcément personnelle, "de lui à Jésus".

Aussi celle d'un homme habitué de par sa position d'autorité (même si on ne sait rien sur lui, ni de son rang, ni de sa fonction précise, ni s'il est Juif) à la valeur de la parole.

Elle était franche avant la guérison de son fils, elle était franche après.


Pour conclure sur mon interprétation de ce passage, jusqu'à ce qu'on me convainque de mieux :

- la patrie de Jésus est ici, dans ce passage et dans Jean, la Judée et Jérusalem, et Israël au sens large, "les siens"

Cf. Jean 1:11 "Elle est venue chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçue"


- la rebuffade de Jésus est à lire au premier degré : selon moi, il ne "teste" pas la foi de l'officier, il ne fait pas semblant de dire ce qu'il lui dit. Jésus est réellement – et je dirais tout humainement – encore sous le choc de son séjour mouvementé à Jérusalem pour la Pâque, de son rejet naissant dès ce moment-là, premiers signes de son rejet final par les siens


- c'est la détermination du père dans son dialogue tendu avec Jésus qui provoque la parole prophétique de délivrance pour son fils à la mort


- le miracle de la guérison de l'enfant a été pour cet homme un "signe" au sens propre (motif-clé de l'évangile de Jean) qui l'amènera à la foi en la personne de Jésus, même si à ce moment son identité ne lui est pas encore clairement dévoilée (à qui l'était-elle d'ailleurs ?).

Ce "second miracle" à Cana en Galilée (v. 54) fait entièrement partie de sa foi, et constitue aussi un jalon du texte de cet évangile et du dessein de son auteur :


"Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre.

Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom." Jean 20:30-31


Le récit ne se conçoit pas sans ce miracle-signe.

Et en tout cas, cet homme a d’abord cru sans voir, ce qui est une réponse directe au reproche de Jésus de vouloir voir pour croire.

Précisément.




Sources

La Didaché, édition Migne

http://www.migne.fr/textes/peres-eglise/36-ichtus-01-la-didache 


NIBC

J. Ramsey Michaels. 1984, 1989, 2007). John (dans le New International Biblical Commentary, vol. 4). Hendrickson.


EBC

Merril C. Tenney. 1981. John (dans le Expositor's Bible Commentary, vol. 9). Zondervan.


NTC

Camille Focant et Daniel Marguerat. 2014. Le Nouveau Testament commenté. Bayard / Labor et Fides.


BRUCE

F. F. Bruce. 1983. The Gospel & Epistles of John. Eerdmans.


F. Giannangeli

décembre 2016

modifié octobre 2019