17/12/2017
Pour HAYS, l’herméneutique de Paul n’est pas christocentrique mais ecclésiocentrique (p. 86). Il n’utilise pas les Écritures pour prouver que Jésus est le Messie mais pour comprendre ce qu’est l’Église, la communauté chrétienne eschatologique composée de Juifs et de païens réunis. Cette herméneutique ecclésiocentrée se voit en particulier en Galates 4:21-31. On voit que son souci n’est pas christologique en ce qu’il s’abstient de toute identification d’Isaac – celui qui a été offert en sacrifice – avec Christ, qui n’est pas même mentionné. Au contraire, Paul voit Isaac comme une préfiguration de l’Église (Ga 4:28).
HAYS consacre 10 pages à Ga 4:21-31 (pp. 111-121).
Paul se livre à une lecture ecclésiocentrique subversive du passage de Genèse 21, le texte qui précisément aurait pu être une menace pour sa mission vers les païens, et que les opposants ont sans doute triomphalement brandi comme la réfutation définitive de l’Évangile anti-circoncision de Paul. Dans un "ju-jitsu herméneutique", Paul détourne à son propre avantage, par une contre-lecture, la force de leurs arguments.
HAYS fait remarquer la subtile modification du texte de la Septante de Ge 21:10 ("avec mon fils Isaac") en Ga 4:30 ("avec le fils de la femme libre"), en fonction de son argumentaire qui repose sur le contraste esclave / libre. Les deux fils ne sont pas caractérisés par leur circoncision ou non-circoncision, mais par la condition (esclave / femme libre) de leurs mères.
C’est Paul qui introduit dans le récit la Sarah "femme libre", qui n’est jamais appelée ainsi dans le texte de la Genèse. Paul opère un renversement frappant quand il associe le complexe symbolique Agar / Ismaël /esclavage non avec les païens mais avec le Sinaï et la la Loi. Pour Paul, la Loi de Moïse avait un rôle intérimaire. Son interprétation innovante lui permet de relier l’alliance abrahamique à la réalité présente de ses églises de Gentils, en passant par dessus l’alliance du Sinaï.
Les deux alliances de Ga 4:24 ne sont pas l’ancienne alliance au Sinaï et la nouvelle alliance en Christ. Il s’agit plutôt d’une mise en contraste entre l’ancienne alliance du Sinaï et l’alliance plus ancienne encore avec Abraham, alliance qui dans la relecture de Paul trouve son véritable sens en Christ. On notera en passant comment cette stratégie est éloignée d’une interprétation supersessioniste de l’Écriture.
Pour Paul, la liberté et l’héritage des communautés chrétiennes des Gentils ne sont pas des nouveautés, mais des vérités plus anciennes encore qui étaient déjà implicites en Isaac, dans la promesse faite à Abraham. Cette association par Paul de la Loi avec un esclavage est choquante et hérétique, mais elle permet à Paul de considérer le récit de la Genèse comme une préfiguration voilée de ce qui se passe maintenant dans l’Église des Gentils. C’est la raison pour laquelle certains commentateurs considèrent que nous avons affaire à de la typologie (la correspondance entre des figures passées et présentes) et non à de l’allégorie (qui concerne des vérités spirituelles intemporelles) et ce, malgré l’usage par Paul du mot allêgoroumena.
Mais notre distinction entre allégorie et typologie n’était pas le souci de Paul : il voulait juste dire qu’il ne fallait pas prendre ce passage au pied de la lettre comme un simple récit, mais que ce récit contenait de façon latente une autre signification, laquelle est dévoilée lorsque ledit récit est mis en relation avec l’expérience présente de la communauté à laquelle Paul s’adresse. On ne peut comprendre le sens figuré de l’histoire d’Abraham, Sara, Agar, Isaac et Ismaël qu’en lien avec les préoccupations pastorales et théologiques de Paul à ce moment-là.
La seule citation directe que fait Paul de Genèse 21 est la demande de Sara à Abraham ("Chasse l’esclave car…"), qui n’est plus sous sa plume la parole de Sara à Abraham mais celle de la graphê, l’Écriture, au lecteur. Noter comment Paul change "n’héritera pas avec mon fis" (formule que Paul aurait pu saisir comme exprimant les droits d’héritage exclusif de Christ, si son souci avait été christologique) en "n’héritera pas avec le fils de l’esclave", par quoi il exhorte les destinataires de sa lettre à exclure les circonciseurs du milieu d’eux.
Cette lecture ecclésiocentrique est confirmée par la mise en rapport de la suite du récit avec la présente persécution des chrétiens par les Juifs. Ismaël persécutant Isaac correspond aux tenants de la Torah persécutant les chrétiens qui ne l’observent pas.
(en passant, on peut se demander, avec l’héritage d’une histoire de persécution infatigable des Juifs par les chrétiens : qui est "Ismaël" aujourd’hui?)
Le seul problème est que le texte de la Genèse ne dit pas qu’Ismaël persécutait Isaac. Paul entre ici dans une longue tradition juive qui cherchait à exonérer Sara de toute jalousie malveillante. Ainsi, un détail mineur et assez obscur du récit reçoit un développement extraordinaire à cause de la persécution des missionnaires d’un Évangile sans Torah pour les Gentils par les tenants de la circoncision.
Le second passage que Paul cite explicitement est Es 54:1. Il n’est pas clair de prime abord comment ce passage peut servir le propos de Paul. Mais une fois que Paul a identifié les croyants comme les enfants de la Jérusalem eschatologique, qui existe déjà dans le ciel, l’utilisation de la prophétie d’Ésaïe – dont les paroles de consolation s’adressent à la Jérusalem d’après l’exil – s’explique. Jérusalem n’est pas formellement citée dans le passage d’Ésaïe en question, mais tout lecteur familier de cette section du Deutéro-Ésaïe reconnaîtra d’emblée que c’est de Jérusalem qu’il est question, et non seulement dans Es 54, mais aussi dans le contexte large, depuis au moins Es 51:17.
Pour comprendre la portée de la citation, le lecteur doit avoir à l’esprit ce contexte large. La citation de Paul est chargée de ces échos de l’Écriture. Ainsi, c’est dans Es 51:1-3 qu’est mentionnée Sara "qui vous a enfantés". Il y a donc dans ces textes un écho interne qui met en correspondance la désolation de l’exil avec la situation de Sarah la stérile. Les promesses des derniers chapitres d’Ésaïe annoncent que la bénédiction eschatologique de Jérusalem sera l’instrument de l’extension du salut aux Gentils, qui seront ainsi inclus – dans l’interprétation de Paul – dans les "nombreux fils de la délaissée".
Paul a donc opéré une transformation majeure du sens du texte en faisant s’adresser Es 54:1 à une Église de Gentils. Cette extraordinaire inversion herméneutique est analogue à celle de Romains 9:25-26, où de la même façon les paroles d’Osée – adressées à Israël – deviennent la promesse que Dieu appellera ceux "qui ne sont pas mon peuple", c.-à-d. les païens. Cette lecture déroutante de Paul est basée sur la conviction exprimée dans Galates 3:29 : ceux qui sont à Christ sont la semence d’Abraham, et héritiers selon la promesse. Par l’acte de Dieu en Christ, la bénédiction d’Abraham a atteint les païens (Galates 3:13-14).
Son herméneutique ecclésiocentrique – qui a bien comme présupposé théologique sa christologie – devait déconcerter le lecteur juif centré sur la Torah et échapper au lecteur chrétien à la recherche de textes prouvant que Jésus est le Christ.
La préoccupation principale de Paul est de montrer que l’Église est préfigurée dans l’Écriture. C’est pourquoi il ne voit pas en Isaac un type de Christ mais un symbole de la communauté chrétienne.
Son interprétation inventive vient de sa conviction centrale que ses lecteurs et lui sont le peuple eschatologique de Dieu, parvenu à la fin des âges.