Les crochets utilisés dans le texte de certaines versions sont un artifice typographique discutable.
(je ne parle pas ici de ceux utilisés dans les éditions du texte grec)
Selon moi, les éditeurs devraient faire un choix : soit retenir le texte variant, soit ne pas le retenir, et alors le reléguer en note, avec dans les deux cas les explications nécessaires.
Le simple lecteur ne saura guère quoi faire de ces crochets, ni d’un texte au statut incertain !
Et s’il doit citer ce texte, mettra-t-il les crochets ? Et s’il doit le citer oralement, devra-t-il fastidieusement les signaler ?
Ceci dit, la plupart des éditions actuelles utilisent bien ces crochets.
C’est donc moi qui suis sans doute en tort...
Lors de la lecture, on devra se reporter à l’introduction où la fonction de ces crochets est expliquée, surtout s’il n’y a pas de note en bas de page pour le texte concerné.
Cette explication peut être plus ou moins développée et précise, critique, purement technique, ou bien à tendance apologétique, comme si le texte biblique avait besoin d’être défendu contre un danger à prévenir.
Voici un rapide survol de la procédure de versions modernes courantes (et le traitement des cas de Mt 5:44 ; 17:21 ; 18:11 ; Mc 16:9-20 pour certaines, en guise de sondage).
BFC (Bible en français courant)
"les passages placés entre crochets manquent dans plusieurs manuscrits anciens du Nouveau Testament"
NBS (Nouvelle Bible Segond)
En Mt 5:44, elle choisit le texte court, avec une note.
En Mt 17:2, elle choisit aussi le texte court, avec une note.
En Mt 18:11, idem.
Et en Mc 16:9-20, elle donne entre crochets à la fois la finale longue et la finale courte, avec une longue note.
L’usage des crochets fait l’objet d’une explication technique détaillée et claire.
La voici :
TOB (Traduction œcuménique de la Bible, édition intégrale)
Elle ne signale rien en Mt 5:44.
En Mt 17:21, elle conserve le v. 21 dans le texte, sans crochets, et avec une note explicative.
En Mt 18:11, elle laisse des crochets vides dans le texte (!), avec un renvoi vers une note.
Pour Mc 16:9-20, elle donne le texte sans crochets, avec une note abondante.
Sauf erreur, la fonction des crochets n’est pas définie dans les introductions.
Bible À la Colombe
"Les crochets encadrent des mots et des versets qui ne figurent que dans certains manuscrits du Nouveau Testament. Ceux-ci sont souvent attestés par l’accord unanime des manuscrits dans un passage parallèle (comp. Mt 5.44 et Lc 6.27-28 ; Mt 18:11 et Lc 19:10...)
Semeur (édition d’étude)
En général, elle semble en général ne pas utiliser les crochets, en signalant en note que certains manuscrits ont un texte plus ample : ainsi en Mt 17:21 et Mt 18:11. mais en Mt 5:44, elle donne la version courte sans note aucune.
D’autre part, en Mc 16:9-20, elle utilise les crochets, avec une note explicative. Mais, sauf erreur, leur usage n’est pas défini dans l’Introduction.
L’introduction est d’ailleurs déséquilibrée pour ce qui concerne le texte : il y a plus d’une page sur le texte de l’AT, mais rien sur le texte du NT.
Segond 21
"les crochets [ ] encadrent un mot ou un passage qui est absent de certains manuscrits jugés importants"
NEG (Segond Nouvelle édition de Genève)
Pour les 4 textes choisis en guise de sondage (Mt 5:44 ; 17:21 ; 18:11 ; Mc 16:9-20) :
- elle choisit à chaque fois le texte long
- à chaque fois, elle utilise des demi-crochets
- mais à chaque fois sans aucune note
Il faut donc se reporter uniquement à l’explication de la fonction des demi-crochets dans l’introduction.
Ladite explication devient là en 10 lignes quasiment un mini-précis de critique textuelle visant plus à défendre l’inspiration et la transmission providentielle du texte qu’à éclairer le lecteur ou le diriger vers d’autres ressources.
Voici l’argumentaire pour justifier l’utilisation de demi-crochets dans le texte p. (14) :
On discerne sans peine la préoccupation des éditeurs : persuader le lecteur que les variantes ne sont rien, ou pas grand-chose.
Or, les "rares variantes" dont il est question ne sont pas si rares, comme chacun peut le constater dans les éditions qui les signalent.
L’exemple donné (de "simples phrases reportées d’un Évangile [sic] à l’autre par des copistes trop zélés du moyen âge [sic], probablement par souci d’exactitude" semble être choisi parce qu’il paraît justement le plus insignifiant ou le plus inoffensif : au pire, le lecteur en aura "plus" que "moins".
Dans une leçon gonflée, on est au moins sûr d’avoir le texte original, même si on pas sûr lequel c’est !
Cette démarche de complétion des zélés copistes est même tournée en vertu : "par souci d’exactitude" !
Pour ce qui est des omissions, le lecteur est vite averti que "l’absence de certains passages dans quelques manuscrits ne peut remettre en cause l’intégrité et l’inspiration de la Bible".
C’est donc là en fin de compte la crainte avouée des éditeurs : que le simple lecteur s’interroge sur l’existence même de variantes, et que sa foi en l’inspiration des Écritures ne s’en trouve entamée.
C’est là une manière – en passant – de fermer la réflexion : résoudre un problème en disant qu’il n’existe pas.
Il est à craindre que de telles esquives n'aient l’effet contraire de celui recherché.
Je préfère la franchise d’une vieille introduction d’une vieille version plus que centenaire et tout autant évangélique que la NEG : celle de Darby (1872 !), où Darby parlait franchement (p. VI) de "l’incurie et de la présomption des hommes" dans la transmission du Texte Reçu.
Il semble clair que c’est la logique elle-même du raisonnement des éditeurs qui serait à remettre en cause, qui semble être :
- s’il y inspiration, il ne peut y avoir de variante
- s’il y a variante, il ne peut y avoir inspiration
Pris en tenaille dans cette alternative, il ne leur reste qu’une issue : minimiser tant que possible l’existence même de variantes comme quantité négligeable.
Une telle logique, frustrée d’avance, ne pourrait trouver qu’un seul soulagement : retrouver l’original de l’original !
Cela fait penser aux constructions mentales des numérologistes pour qui une Bible parfaite doit receler une harmonie "mathématique" céleste et parfaite : qu’une seule lettre manque, et tout s’écroule.
Mais de même que les numérologistes et autres codeurs bibliques trouvent des stratagèmes pour sauvegarder une harmonie ou un code secrets pris en défaut, de même cette logique "perfection = pas de vraie variante" essaie d’échapper – sans succès, selon moi – à sa propre logique !
Mais l’intuition était bonne en fin de compte : dans cette logique, les variantes sont bel et bien un problème pour "l’intégrité et l’inspiration de la Bible" !
C’est donc cette "logique" qui est à revoir, plutôt.
En fait, en pointant et en voulant écarter d’avance une éventuelle dissonance cognitive "variante et inspiration-intégrité", de fait ils la créent !
En p. (6), dans la préface, ils ajoutent que la présente édition est consacrée à "Dieu lui-même, l’auteur, l’inspirateur et le garant du texte de l’Ancien et du Nouveau Testament".
En soi, c’est une profession de foi dans le texte de la Bible.
Que Dieu en ait été l’auteur donne de la Bible une vision monolithique, idéale, quasi inhumaine. Sauf à changer le sens du mot auteur.
Le lecteur s’imaginera qu’elle a été tracée par le doigt de Dieu comme les Tables de la Loi !
Qu’il en ait été le garant en donne une image idéalisée.
On pourrait presque dire qu’on a du texte de la Bible la même idée qu’on a de Dieu : à un Dieu parfait doit correspondre un texte parfait.
Et pour ce qui est de sa transmission concrète, le critique malveillant pourrait glisser ici que Dieu a fait ce qu’il a pu…
Pour ce qui est de maintenir dans le texte les variantes plutôt que de les reléguer en bas de page, c’est un choix éditorial qui, à sa manière et contrairement à ce qu’on pourrait penser, cherche lui aussi à minimiser leur portée. La majorité des lecteurs "passent" sur les demi-crochets sans se poser de questions.
Le choix de les "laisser dans le texte sacré tout en les signalant" est une procédure pour ainsi dire "massorétique" !
À la vérité, en tentant une démarche à la fois piétiste et critique, on se demande si cette démarche n’échoue pas des deux côtés.
Le choix éditorial dogmatique de la très répandue Bible Segond 1910 de la Trinitarian Bible Society (reprise telle quelle par la Société Biblique Ésaïe 55), qui ferme les yeux sur les variantes, et donne le Texte Reçu sans aucune note est finalement, dans sa logique, plus cohérent.
Le lecteur n’est jamais dérangé par quelque problème textuel que ce soit !
FG
juillet 2018