La disposition typographique du texte, le découpage en chapitres, et les sous-titres des éditeurs de certaines Bibles peuvent parfois induire une lecture jouée d’avance.
Par exemple, NEG insère le sous-titre Conversion de Zachée, qui arrête d’emblée la réflexion du lecteur.
Au contraire, NIBC / EVANS met ensemble 2 récits (l’aveugle de Jéricho et Zachée) sous une même rubrique: Deux hommes de foi (Lc18:35-19:10).
La parenté entre les épisodes est en effet grande et flagrante, surtout lorsqu’on lit le passage de Zachée non comme un récit de conversion mais de légitimation.
Les correspondances, nombreuses, entre les 2 récits:
- Jéricho: tout près de la ville dans l’un, dans la ville même dans l’autre
(chez Luc, Jésus s’approche de Jéricho, tandis que chez Marc, il la quitte, cf. Mc 10:46 et aussi Mt 20:29 où de surcroît il y 2 aveugles)
Il est étonnant comme Jéricho la maudite et la méprisée devient au passage de Jésus la ville de la bénédiction des maudits et des méprisés.
- la foule: qui fait barrage dans les 2 cas, pour faire taire dans l’un, pour cacher dans l’autre
Il est étonnant de lire qu’à chaque fois, c’est la foule de ceux qui suivent le cortège de Jésus ou qui le regardent passer, qui en même temps fait obstruction à des âmes individuelles, dépeintes dans leur irréductible singularité.
La foule est décidément destinée à tenir – aujourd’hui comme hier – un jeu ambigu.
La foule, cette fusion d’un nous unanime, même dans ses plus beaux moments, peut verser dans la laideur en un instant.
Son pire défaut de nature, son pire crime latent, sa tare congénitale, c’est de cacher sous les atours de l’inclusion dans un grand nous, les pires et les plus cruelles exclusions.
Exclusion du différent, du corps étranger qui dérange, et qui dérange la marche de la foule: noter que dans les 2 cas, la foule (qui accompagne Jésus) est en marche (18:36, 39 "Entendant la foule passer… ceux qui marchaient devant" – 19:4 "il devait passer par là"), et les deux protagonistes (principaux quoique sur la marge) sont à l’arrêt, l’un au bord de la route sans rien y voir, l’autre perché immobile dans un sycomore!
- voir et entendre: les 2 sens servant de pivots aux 2 récits
L’un, aveugle et assis, ne peut voir Jésus, mais l’entendra.
L’autre, empêché de le voir et debout, le voit mal, mais l’entendra aussi.
On veut faire taire l’un, et l’autre, on l’empêche de voir.
- dans les 2 récits, Jésus passe (18:37 "C’est Jésus de Nazareth qui passe" – 19:4 "il devait passer par là") et s’arrête (18:40 "Jésus, s’étant arrêté" – 19:5 "arrivé à cet endroit")
- dans les 2 récits, le bruit de la foule passe à l’arrière-plan sonore, pour laisser place à un dialogue:
. Jésus interpelle l’homme ("Que veux-tu…?" // "descends vite")
. l’homme répond
. Jésus couronne la conversation d’une parole confirmatrice
- les deux récits sont des récits de foi:
. 18:42 "ta foi t’a sauvé"
. 19:9 "lui aussi est un fils d’Abraham"
Deux types de foi différents certes, mais les deux avec une force de légitimation: dans un cas, l’homme est confirmé comme sujet digne de l’attention divine (alors que la foule lui enjoignait de se taire, c’est-à-dire de renoncer à lui-même comme personne); dans l’autre cas, l’homme est confirmé dans son appartenance au vrai Israël (alors que la foule lui niait cette citoyenneté spirituelle).
Il y a donc ici un parallèle, non entre deux sortes de repentance et de "salut" (l’aveugle a été "sauvé" et le "salut" est entré chez Zachée), mais entre deux sortes de préjugés, d’idées reçues, et de présomption:
- contre l’aveugle, mendiant de surcroît: si l’on est aveugle, de naissance ou pas, ce doit bien être la faute de quelqu’un (cf. Jn 9:2, la sienne? Celle de ses parents?)
- contre le publicain (chef de surcroît, et riche par-dessus), qui par définition est méprisable: : "Ô Dieu, je te remercie de ce que je ne suis pas comme ce collecteur d'impôts." (Lc 19:10)
Toutes les deux renversées avec énergie, selon les contre-règles du Royaume dont toute cette partie de Luc est baignée.
La conclusion de cette nouvelle série de parallèles est qu’on peut penser que dans aucun des deux récits il n’est question de repentance, mais de revendication, c’est-à-dire de la reconnaissance par Jésus – contre le mouvement de la foule, qui joue dans les deux cas le rôle désolant d’entrave et de négation – de la dignité de son interlocuteur qui a déployé toute son énergie pour le rencontrer et entendre de lui une parole légitimante.
Dans les deux cas, Jésus endosse l’opprobre unanime des réprouvés, revendique ceux-ci comme siens et fils du Royaume, les justifie, et les renvoie libres, en les rendant à eux-mêmes.
Ni à l’un ni à l’autre il ne reproche quoi que ce soit, ni ne les charge d’un état de péché qui justifierait et expliquerait leur situation: c’est tout le contraire, et cette besogne-là est bien plutôt celle de la foule.
Dans les deux cas, on assiste à l’arrivée de deux choses difficiles: pour un aveugle, recouvrer la vue, et pour un riche, entrer dans le Royaume.
FG
mars 2019