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Zachée : récit de conversion ou récit de confirmation ?

Reprise à nouveau de l’interprétation de ce passage (Luc 19:1-10)

(en m’appuyant surtout sur C. EVANS, Luke, dans le NIBC, New International Biblical Commentary)


Pour se prononcer sur l'interprétation de ce récit, soit comme récit de conversion soit comme récit de légitimation, il peut être utile de le replacer dans l'esprit et dans la ligne de pensée d'un contexte plus large.

Le contexte – avant comme après – est celui de la réclamation de choses et de personnes méprisées des mains de ceux qui les méprisent, de la justification des réprouvés devant la bien-pensance, de la défense de la cause de ceux que condamne la bigoterie ordinaire, et du droit des petits dont les installés les frustrent:

- 18:1, un juge indigne de sa fonction ferme les oreilles aux cris d’une veuve qu’on veut dépouiller plus encore

- 18:9, la caricature de la piété crache sur le banni par excellence, plus impur que le ravisseur et l’adultère même: le publicain

- 18:15, les enfants, des non-personnes, trouvent des gardiens du temple et des audiences – les disciples! – pour leur barrer le chemin vers le Seigneur

- 18:18, un chef (de synagogue?) qu’on ne peut reprendre sur rien donne l’exemple du mépris d’une personne en faveur de choses, et de l’amour de biens éphémères au lieu de richesses spirituelles

- 18:31, le mépris à son comble, l’outrage et les crachats

- 18:35, le mépris aveugle de voyants importunés

- 19:1, Zachée, celui sur le passage duquel tous murmurent! (v. 7)

- 19:11, le mépris des dons du roi, et du roi lui-même

- 19:28, le mépris de ceux qui croient par les chiens de garde de la croyance (vv. 39-40)

- 19:41, le mépris de la visitation

- 19:45, le mépris de la prière, et le crime de confusion

- 20:1, le mépris du Prophète d’une bonne nouvelle

- 20:9, le mépris d’un fils bien-aimé


De plus, dans chacun de ces cas, il s’agit toujours d’une tentative d’approche, de l’homme vers Dieu (ou Jésus) ou de Dieu (ou Jésus) vers l’homme, avec toujours un obstacle sur le chemin: la bien-pensance, l’orthodoxie jalouse, l’hypocrisie dévote, et le mépris des petits, des humiliés, ou des exclus:


- 18:1, la veuve voit son droit bafoué dans la maison du droit (mais Dieu lui fera droit)

- 18:9, le publicain, à distance du Lieu Saint, est deux fois rabaissé: par sa propre conscience, et par la bigoterie voyante qui s’interpose (mais Dieu sort du Lieu Saint vers lui)

- 18:15, les enfants, des non-personnes qui dérangent les disciples, sont éduqués à penser que Dieu ressemble aux disciples (mais Jésus leur apprend – à eux, comme aux disciples fâcheux – que leur royaume de Dieu n’est pas le vrai)

18:18, un chef (de synagogue?) a mis lui-même un obstacle entre Dieu et lui, et il ne sait plus l’ôter (mais Dieu l’aurait pu pour lui)

- 18:31, le Méprisé mourra par la main des siens se servant des païens comme leur glaive (mais Dieu veillera trois jours)

- 18:35, "ceux qui marchaient devant" (!) veulent renvoyer à l’arrière le malheur trop voyant (mais Dieu le remet devant)

- 19:1, "l’homme pécheur" (selon l’estimation de "tous", v. 7) habitera seul (mais Dieu loge chez lui, y mange et y dort)

- 19:11, ils n’ont pas voulu de son règne (v. 14) (mais Dieu fera voir qui sert qui)

- 19:28, les gens du peuples sont muselés et empêchés d’accéder à Jérusalem (mais de Jérusalem, Dieu crie)

- 19:41, Jérusalem ne voit pas Jérusalem (Dieu, que ferait-il?)

- 19:45, le brouhaha du temple couvre la prière des simples (mais Dieu écoute)

- 20:1, les conducteurs ne savent pas où ils vont (v. 7 "ils ne savaient pas") (mais Dieu sait)

- 20:9, l’Héritier est tué (v. 14 "tuons-le") (mais Dieu garde l’héritage du peuple, v. 19)


Ces deux séries de parallèles montrent que l’épisode de Zachée, qui s’y trouve inscrit lui aussi, doit être plutôt compris comme les autres et dans la même ligne, typique de l’évangile de Luc: Dieu (ou Jésus) est du côté des méprisés.

Il semble donc qu’il vaille mieux interpréter cette dramatique rencontre, non comme un récit de conversion et de réhabilitation de Zachée, mais de prise de position de Jésus en faveur d’un méprisé.

À aucun moment Jésus ne fait allusion à un péché, ou un état de péché, de Zachée.

S’il y a quelque reproche, inexprimé mais assourdissant, c’est à l’encontre des bien-pensants qui, unanimes (v. 6 "tous murmuraient"), murmurent contre lui en même temps qu’ils murmurent contre Jésus qui descend chez lui.

Jésus fait donc front contre l’unanimité facile dans le mépris envers le paria.
Jamais Jésus ne parle contre les publicains en tant que tels, comme des pécheurs par essence et par identité (par rapport aux autres Juifs, qui seraient justes), et il y en même un parmi ses disciples (Lévi, cf. Lc 5:27, où Jésus là aussi prend la défense de ces méprisés).


[Note

Pour être exact, il en parle bien d’une façon "globale" négative en une occasion: Mt 18:17 "qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain."

Et encore (toujours chez Matthieu, pas chez Luc) en Mt 5:46 "Si en effet vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant?" (là aussi, ils sont mis en parallèle avec les païens, v. 47 " Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant?").

Mais cela est à lire en contexte: en Mt 18 comme en Mt 5, Jésus adopte la langue des Juifs pour parler à des Juifs, ce qui ne signifie certes pas qu’il endosse les catégories figées de ses auditeurs: il est venu précisément pour les brouiller!

En Lc 5, à propos des nombreux publicains et gens de mauvaise vie invités au festin de Lévi, et auxquels à la réprobation générale Jésus se joint, il parle d’eux comme des malades et des pécheurs qu’il vient appeler à la repentance; mais c’est aux bien-pensants, fiers scribes et Pharisiens sûrs d’eux et de leur statut devant Dieu, qu’il s’adresse: rien n’est plus clair dans le texte. Et à Lévi il a juste demandé de le suivre, sans semonces.]


Un passage qui précède de peu celui-ci (Lc 18:9-14) a déjà mis en scène le renversement de la bien-pensance dévote dont Jésus est coutumier tandis qu’il annonce les contre-règles du Royaume.

Au contraire de l’avis général, il leur affirme que Zachée est tout autant fils d’Abraham qu’eux et qu’ils pensent qu’ils le sont.

Jean-Baptiste lui-même, aux publicains qui viennent se faire baptiser (Lc 3:12-13), ne demande rien d’autre que de ne rien exiger au-delà de ce qui leur a été ordonné.

Conduite que précisément Zachée, en disciple – réel ou en esprit – de Jean, a fait sienne jusqu’ici.

Jésus, ici encore comme si souvent dans Luc, prend donc sa défense devant le mauvais œil général.

Et s’il est tout de même question de la grâce envers un pécheur qui se reconnaît comme tel, c’est une grâce légère.

Ce qui est lourd, si lourd, c’est la justice des braves gens sous le sycomore.


FG

mars 2019